Pour Fr. Renaud Silly, op, en hommage amical

 Abraham dit à son serviteur, le plus ancien de sa maison (...) : “Je t’adjure (...) d’aller dans mon pays et dans mon lieu natal chercher une épouse à mon fils, à Isaac !” (Gn 24, 2-4).

 Si, bien vite, sans même attendre la fin de l’année de deuil, Abraham est pressé de marier son fils, c’est qu’il est âgé, et accablé de solitude. À l’absence de Sarah doit répondre, sans tarder, l’alliance avec celle qui éviterait que ne s’anéantisse dans la mort cette histoire d’Abraham et de Sarah, vouée à un autre destin. Abraham veut d’une volonté forte, que sa progéniture se perpétue.

Les lois du peuple hébreu sont strictes : il ne faut pas s’allier à une femme étrangère à sa famille, à son clan, à sa tribu. Les mariages mixtes d’un (une) fidèle à Yahvé avec un (une) païen, risquent en effet de détourner le juste de sa foi au Vrai Dieu.

 Le plus ancien serviteur, Éliézer, proche d’Abraham, part donc à la recherche d'une épouse pour Isaac, dans la parenté araméenne d’Abraham, là où était né son père (Gn 24, 2-4) (2) . La mission devait avoir de l’allure.  On imagine la caravane de chameaux portant des étoffes, des tapis, des bijoux, des parfums. S’arrêtant au village de Nahor, le frère d’Abraham, Éliézer fait halte. Il fait reposer ses chameaux, non loin du puits où les jeunes filles du village viennent chaque soir se procurer de l’eau. Le serviteur les observe, une à une, appréciant leur démarche, leurs gestes, leur silhouette.

 À la faveur de la tiédeur du soir, l’une de ces jeunes filles qui vient remplir sa cruche au puits du village n’imagine pas que sa vie est en passe de basculer. Un messager, un serviteur d’Abraham est arrivé dans les parages, envoyé par le patriarche pour choisir et quérir une épouse destinée au fils d’Abraham, Isaac. Éliézer allait-il, comme dans les concours, désigner celle que lui, le serviteur, sélectionnerait ? Et bien non. C’est Dieu qui doit désigner l’élue.

Comment va procéder le Seigneur ? C’est la question que se pose le serviteur, qui a l’idée d’un signe de reconnaissance pour entrevoir le choix de Dieu : “ce sera la jeune fille qui me donnera à boire, à moi, Éliezer, et à mes chameaux !

Voyant arriver près de la source une belle adolescente portant sa cruche sur l’épaule, Éliézer s’adresse à la jeune fille qui répond, sans être effarouchée ni dédaigneuse, en lui tendant une gamelle remplie d’eau. Puis, se rapprochant des chameaux, elle les désaltère à leur tour. Le serviteur, surpris de la rapidité de la réponse du Seigneur, lui fait présent d’une poignée de bijoux précieux. Puis, n'oubliant pas sa mission, la questionne sur sa famille. Elle, elle s’appelle Rébecca.

Calme et confiante Rébecca invite le voyageur à venir se reposer dans la maison de ses parents. Elle offre l’hospitalité à l’étranger. Elle raconte à sa mère et à son frère tout ce qui arrive (Gn 24, 25-31). La maison ne paraît pas étrangère au serviteur. Rébecca n’était-elle pas de la famille du frère d’Abraham ? La rencontre avec les parents est chaleureuse. On s’occupe des chameaux, on écoute le récit du voyage et bien entendu l’affaire pour laquelle le serviteur d’Abraham est venu. Isaac est présenté comme un très bon parti, unique héritier des biens de son père, possédant des tapis magnifiques, des bijoux précieux et bien d'autres trésors qui ont de quoi épater. Allons, le mariage s’annonce bien.

Rébecca écoute attentivement. Elle commence à rêver en secret, se voit déjà donner à boire à cet homme si noble qui l’envoyait quérir.

 Voilà qui présume de son sens de la sollicitude, son sens de l’altérité, du “pour autrui”, du service éthique où s’affirme la primauté de l’autre sur soi, où la première place lui est consentie, où l’égoïsme naturel est renversé par l’offrande, l’oblation. Rébecca est une oblate ! Elle est choisie en vertu de cette responsabilité envers le premier venu. L’élection de cette araméenne s’appuie sur cette disposition envers son prochain. Devait-elle se tenir prête un pour ticket simple, sans retour ? Était-elle disposée à quitter ses proches, à se dé-sol-idariser à jamais de ce monde païen ? Oui.

Elle s'apprête à partir. À passer du monde de la gentilité à celui de l’élection. Éliézer, lui, ne perd pas de temps et propose de conclure sur-le-champ. Pourquoi faire traîner l’affaire puisque c’est Dieu qui a tout manigancé !

Dès l’aube du lendemain le serviteur prépare sa caravane et s'apprête à retourner vers le pays de son maître, accompagné de la jeune fille qui avait accepté de le suivre.

Après une longue journée de voyage, la caravane approche du village près de Bersabée (=Béer-Shéva). C’est là, près d’un puits qu’Abraham avait eu une dispute avec le roi Abimelek (Gn 21, 25-26), c’est là qu’il avait planté un arbre sacré et qu’il avait fait un serment (Gn 21, 28-34). C’est là que ce soir-là Isaac prend le frais, quand il aperçoit la caravane. Rébecca, juchée sur un chameau à l’allure indolente, voit s’approcher une silhouette. “Qui est cet homme ?” demande-t-elle à Éliézer. “C’est mon maître” répond le serviteur. Elle se couvre alors de son voile. Ce geste traduit-il la pudeur ? Rébecca se rend, de fait, mystérieuse. Elle ajoute à l’intérêt. En fait, elle se rend intéressante ! Le voile symbolise encore la distance qui sépare Isaac de Rébecca. Quand Isaac arrive à sa hauteur elle saute à bas de sa monture. Leurs regards se croisent. Isaac invite Rébecca à le suivre sous sa tente. Ils inaugurent un amour qui va les animer toute leur vie. Isaac, à ce moment-là, se console d’avoir perdu sa mère (Gn 24, 67).
 

Le mariage

Rébecca et Isaac se marient. On jugeait en ce temps-là, que l’alliance promise entre deux êtres créé l’amour et non l’inverse. Isaac prendrait pour femme Rébecca, puis l’aimerait...

Le mariage est ici opposé à la passion, les sages allant jusqu’à privilégier le rôle des médiateurs, tel le serviteur Éliézer, dans leur souci de neutraliser l’éphémère d’un amour fou, débridé, laissé à lui-même. L’amour dans la Bible est présenté comme l’amour vrai, en désignant l’alliance de deux êtres qui ne sont plus l’un pour l’autre des prétextes, mais des amis jurés dont l’amour est confiance. Albert Cohen dans son ouvrage Le livre de ma mère dit d’elle qu’elle ne s’était pas mariée par amour. “On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique, dit Cohen, était né, si différend de mes occidentales passions.”. Un midrash (explication rabbinique de la Bible tendant à interpréter la perspective juridique du texte sacré en fonction de la situation actuelle) dit : “Que fait Dieu, depuis les six jours de la Création ? Et l’on répond : “Il prépare l’union des couples en choisissant pour tel la fille de tel.” (Gn Raba LXVIII, 4, p. 617).

Les signes que décrypte la kabbale instruisent de la présence du nom de Dieu dans les mots homme (ich), par le yod et femme (icha) par le hé. Sans cette présence des deux lettres du tétragramme, le yod et le hé, il ne reste que èch, le feu de la passion. "Sans l’indélébile marque de Dieu, toute union n’est que factice. La présence du divin dans la rencontre est comme l’unique voie salvatrice dans un monde sans lui voué à la passion, à la violence, à l’emprise des forces du mal et de la destruction” (Catherine Chalier).

Après le mariage (Gn 24) Rébecca et Isaac habitent (25, 11), non loin d’Ismaël. Rébécca habite donc là où Sarah avait vécu. Rébécca va reproduire les signes qui la révélent digne de l’Alliance. Sa vie n’est-elle pas liturgie ?

 

Le couple Isaac-Rébecca : une répétition, un copié-collé ?

Avec son demi-frère Ismaël, Isaac vient d’enterrer leur père Abraham (Gn 25, 8-10). Isaac, en venant habiter là, ratifie la nécessité de vivre avec son frère, lequel n’a pas sa place dans l’arbre généalogique du peuple élu. N’y a-t-il pas là un modèle de réconciliation (“réconcilier” = changer d’attitude envers quelqu’un). 

D’autre part, il convient de remarquer en premier lieu une grande similitude entre Rébecca et Abraham : Abraham s’est mis en route sans trop savoir où il allait. "Va vers le pays que je te montrerai", lui avait dit le Serigneur. Abraham faisait confiance. Rébecca, élue du Seigneur, se rend disponible, pour un aller sans retour. Elle a été reconnue pour son hospitalité et son écoute à la parole d’un autre, qui la requiert pour aller servir. Elle est “pour-autrui”, comme Abraham obéissant à Dieu qui le sommait de quitter sa terre contaminée par l’idolâtrie, la violence. N’a-t-il pas fallu, à Rébecca comme à Abraham, la force de rompre avec le paganisme ambiant ?

 

Rébécca devint mère

L’histoire du couple Isaac/Rébecca va s’inscrire dans la même souffrance que celle des parents, souffrance liée à la stérilité de Rébécca. Le couple dispose de tout ce qui manifeste la prospérité, des chameaux en grand nombre, de larges troupeaux, des serviteurs. Mais le couple n’avait pas d’enfant. Rébecca demeure stérile. Comme Sarah. Et comme Sarah elle ressent l’opprobre, l’exclusion, le mépris, l’humiliation d’une société pour laquelle elle ne compte guère.

Alors Isaac se mit à prier. Alors Rébecca devint enceinte (Gn 25, 21). Comme pour Sarah la conception déroge aux lois naturelles : Rébecca est gratifiée de l’ovaire qui lui manquait. Cependant la gestation est douloureuse. Rébecca souffre si fort de cet état qu’elle en vient à vouloir mourir. Un oracle lui annonce alors qu’elle porte des jumeaux qui, déjà, dans son ventre, se battent.

Deux nations sont en son sein. Deux peuples vont en sortir.

Naissent en effet Esaü, velu et roux, force bucheronne de la nature, et Jacob, frêle, gracile, pâle et fragile. Rébecca éprouve d'entrée de la tendresse ajoutée pour le fluet qu’elle allait plus tard soutenir.

Une autre comparaison ne manque pas de faire signe. Après la mort d’Abraham le récit biblique enchaîne sur la famine qui sévit dans la région et la venue d’Isaac au pays d’Abimelek, roi des Philistins, ces peuples de la mer fixés sur la bande côtière du sud-ouest de la terre de Canaan, c'est-à-dire dans la bande de Gaza actuelle. Et là, Isaac, pour les mêmes motifs que son père face au même Abimelek, Isaac fait passer son épouse pour sa sœur. Rébecca étant d’une grande beauté Isaac craint le meurtre. Mais Abimelek remarque la tendresse qu’Isaac éprouve envers la soi-disante sœur. Et demande des explications à Isaac. “Je pourrais périr à cause d’elle” lui dit Isaac (Gn 26, 6-11). Tout à coup le roi se rend compte du drame qui aurait pu se produire. Selon la culture de cette époque, s'il y avait eu adultère c'est tout le peuple qui en aurait été coupable, et puni. Abimélek s’emporte et déclare sans ambages : “Quiconque touche à cet homme ou à cette femme sera puni de mort !”. 

Dès lors, Isaac est reconnu, et son couple respecté par les Philistins. Mais l’envie et la jalousie subsistent parmi ces gens qui lui disputent ses puits et lui cherchent querelle. Isaac creuse les puits de son père que les Philistins avaient bouchés et trouve une source d’eau vive qui ne peut lui être contestée. Il nomme ses puits, comme son père l’avait fait. C’est à ce moment-là seulement que Dieu consent à bénir Isaac, et qu’il lui renouvelle la promesse qu’il avait faite à Abraham d’être à ses côtes et aux côtés de sa descendance. Isaac suscite alors l’envie d’être plutôt de son côté que dans l’adversité.

Étonnante la construction de ce récit quasi sur le même mode que la narration de l’histoire d’Abraham : exil, substitution de la sœur à la femme, reconnaissance du couple par le roi (était-ce le même Abimelek ou un Abimelek II ?), prospérité, paix...

Rébecca mère de deux peuples

Après les années passées chez Abimelek, Ésaü, le second fils d’Isaac et Rébecca, frère de Jacob, prend pour femmes des Cananéennes, des filles empreintes de paganisme, non des filles de la famille araméenne comme l’avait fait son père. Isaac en éprouve une amère affliction (Gn 26, 34). Jacob, lui, avait préféré le célibat plutôt que de transgresser le devoir d’épouser une descendante de la maison d’Abraham.

Le droit d’aînesse

Après un récit de type plus archaïque sur la primauté de Jacob “supplantant” Ésaü (Gn 25, 21-26a), l’auteur Yahviste nous présente une description plus psychologique, plus dramatique (Gn 27, 1-29) , nous laissant percevoir sa théologie sur le rôle de la femme dans la transmission de l’héritage. C’est Rébecca qui décide Jacob à se substituer à son frère pour recevoir la bénédiction. Pour cela elle prendra sur elle l’éventuelle malédiction d’Isaac si d'aventure Isaac découvre la supercherie (Gn 27, 13). Un midrash précise même que Satan aurait été envoyé par Dieu pour retarder le retour d’Ésaü !

La désignation du juste passe donc par cette ruse du déguisement dont Rébecca a eu l’initiative. Comment estimer le geste d’une mère qui, délibérément, privilégie l’un de ses deux fils au dépens de l’autre qu’elle destitue en quelque sorte ? Comment justifier la volonté de cette femme de priver Ésaü de la bénédiction du père et de ses fruits ?

Lorsque Rébecca décide que Jacob doit supplanter son frère, la discrimination entraîne le rejet d’une partie de ses descendants au profit de ceux qu’elle choisit. Elle se pose par là même comme mère de deux peuples. Le destin des fils est posé. Isaac crédite Jacob de l’héritage abrahamique en usant des vocables mêmes par lesquels Dieu engagea son alliance. "Bénis soient ceux qui te bénissent, maudits ceux qui te maudissent" (Gn 27, 29). Ésaü est voué au règne des hommes qui manient les armes et se vouent au combat, à la guerre... Ésaü, c'est l'archétype même de l'humanité dans sa composante violente.

Rébecca, qui redoutait la vengeance de son fils aîné, n’interviendra plus ensuite que pour mettre en garde Jacob et le décider à fuir (Gn 27, 43-45). Ainsi préfère-t-elle se séparer de Jacob, plutôt que d’assister aux fatales conséquences de l’engrenage de la violence, ou à l’irréparable effet de la haine.

Avant que Jacob ne se mette en route, Isaac le convoque, le bénit, et lui fait cette recommandation : “Ne prends pas femme parmi les filles de Canaan. Lève-toi, va dans le territoire d’Aram, dans la demeure de Bethouël, père de ta mère; et choisis-toi une femme parmi les filles de Laban, le frère de ta mère. Le Dieu tout-puissant te bénira, te fera croître et multiplier, et tu deviendras une congrégation de peuples” (Gn 28, 1-4).

Le rôle prépondérant de notre matriarche la situe avec d’autres, “aux charnières mêmes de l’histoire sainte” (E. Lévinas, Difficile Liberté). Sans sa mère Ésaü se serait probablement vengé de son frère Jacob, mais la réparation du mal originel, la réconciliation, plus forte que le mal, la réconciliation "qui donne du futur à la mémoire" (P. Ricœur), comment aurait-elle pu s’amorcer ?

Avec notre seconde matriarche s’affirme le lien indissoluble entre l’universel et l’élu. Rébécca est mère de deux peuples : l’un inséparable de la Loi, voué par elle à la transfiguration, l’autre assurant son être dans la force, marquant son hostilité et déclarant la guerre à qui remet en question sa primauté.

 

G. LEROY, le 14 août 2018

 

  1.  cf. G. LEROY, Des matriarches et de quelques prophètes de l’Ancien Testament, L’Harmattan, 2013, pp. 23-33.

  2.  au nord de la Syrie (Harran, Urfa). Confédération de tribus qui parlaient un langage nord-sémitique et qui, entre le XIe et le VIIIe siècle avant J.-C., occupèrent le pays d'Aram, assez étendu. Certaines de ces tribus, émigrant vers l'est et le sud-est, s'emparèrent de vastes territoires qui appartenaient à la Mésopotamie. Langue impériale à l'époque perse, langue parlée par le Christ et ses premiers disciples, l'araméen joua longtemps un rôle de premier plan. La langue araméenne est étroitement apparentée aux Hébreux depuis l'époque des patriarches, c'est-à-dire depuis le XVIe s. avant J.C.