Pour Hugo Perez, en hommage amical

   Un changement décisif s’est produit dans la pensée d’Husserl, en 1907. C’était à Göttingen.  Il découvre la nécessité de remettre en scène le sujet —non empirique— en considérant le statut du regard. Ce n’est pas : “moi qui regarde”, mais un regard pur, désintéressé, une sorte d’ego transcendantal. On assiste à l’entrée en scène du sujet transcendantal pour lequel comprendre le monde est synonyme de le constituer, de constituer sa signification. 

L’ego transcendantal isole le monde tel qu’il se présente “à lui”, “au niveau de son expérience ordinaire”. Il pratique ce que Husserl appelle la réduction phénoménologique. Cet isolement, cette réduction est un concept méthodologique. La mise entre parenthèses du monde tel qu’il se présente à soi, c’est avoir un regard radicalement nouveau. La connaissance est désormais déduite de ce qui apparaît à notre conscience, c’est notre champ d’expériences. Peu importe au phénoménologue que le chat existe ou n’existe pas et ce qu’il est en son essence même. En revanche, il est indéniable qu’à sa conscience apparaît un chat —surtout si celui-ci lui saute à la figure !— et que c’est cet apparaître qui le préoccupe.

Husserl en déduit trois catégories fondamentales : “l’intentionnalité”, “l’intuition catégoriale”, “l’a priori”

1) L’intentionnalité : “Toute conscience est conscience de quelque chose.” L’investigation porte alors sur les structures intentionnelles de la conscience. Comment décrit-on le rapport de la conscience avec le passé, le présent, l’avenir ? C’est un concept assez simple qui a l’avantage de remplacer la notion de la représentation mentale. L’intentionnalité désirante n’est pas nécessairement de type représentative.

2) L’intuition. Husserl reprend ce que disait Henri Bergson de l’intuition, selon lequel c’est une “faculté de l’esprit de deviner, sans éprouver le besoin d’entendement réflexif et analytique”. Husserl, dans un style plus laconique, dira que l’intuition est “tout acte remplissant en général”. Autrement dit ce que la conscience cherche à travers ses opérations c’est de rencontrer la chose même. Elle n’y

parvient qu’à certaines conditions. Exemple paradigmatique de Husserl : l’acte de percevoir. L’objet —par exemple le Pont-Neuf— est un mot qui évoque quelque chose. L’acte de conscience effectué en entendant le mot “Pont-Neuf”, c’est de constituer la séquence sonore d’une signification. L’intuition, c’est l’acte de la conscience dans lequel s’effectue l’acte de la donation même. On rencontre la chose “en chair et en os”, ou “en personne”.

Il y a autant d’intuitions originaires qu’il y a de champs d’expériences. On ne peut se servir de l’évidence d’un champ propre d’expérience pour l’imposer à un autre champ d’expérience. Chaque champ d’expérience est irréductible.

Selon Kant, “il ne peut y avoir d’intuition que du sensible, dans l’espace et le temps”; si bien qu’il ne peut pas y avoir d’intuition d’essence, de classes, de genres etc. Tous ces concepts sont produits par l’entendement pour Kant. Tandis que pour Husserl le concept d’intuition conserve sa valeur par-delà le sensible. 

Prenons l’exemple d’une promenade que nous ferions, dans Paris. Un attroupement se produit. On se dit spontanément:

    - “Tiens, une manif!”

Le nominaliste explique comment fonctionne l’observation : 

    - “Vous avez vu un individu, plus un autre individu, plus un autre individu, gesticulant etc... Vous avez, par entendement, effectué une addition d’individus.”

Un peu comme Fernandel, dans La Vache et le prisonnier, à la recherche de sa vache Marguerite égarée, qui, découvrant un troupeau, s’écrie : “Tiens, un champ de Marguerites !”. 

Husserl, dans ce cas, opte pour l’intuition. Il prétend qu’on est toujours capable de percevoir d’emblée la forêt sans nous arrêter à la considération de chaque arbre pour les additionner ensuite et conclure qu’il y a une forêt; de même pour un troupeau, de même pour le groupe, etc. Nous voyons des généralités.

Le concept d’intuition va donc, pour Husserl, au-delà du champ du sensible. Il n’y a pas d’intuition que du singulier (comme prétendent les nominalistes), mais du général.

3) L’a priori : objet de l’intuition, pour Husserl. Ce n’est pas une notion extraite d’une analyse des différentes formes du jugement. Mais une notion qui découle directement du concept d’intentionnalité. “Est a priori tout ce qui se fonde sur l’essence pure”. C’est comme ça. En tout cas pour les phénoménologues.

 

Gérard LEROY, le 3 octobre 2014