Pour Marie

 Ce que rapportent les premiers chrétiens, la culture philosophique du monde gréco-romain n’est pas préparée à l’entendre. Le Romain est féru de philosophie. Ce n’est pas, comme on le croit trop souvent, le soudard botté et casqué passant le plus clair de son temps sur les champs de bataille, et qui va goûter le repos du guerrier, à ses moments perdus, dans un lupanar. C’est l’image qu’en donnent les péplum ! Le Romain est un homme pourvu d’intelligence et épris de culture, qui tend à se pourvoir d’une tradition qui le fasse éternel. La bonne société romaine, éprise de curiosité pour les choses de l’esprit, honore ses philosophes. De nombreuses familles, et pas seulement les gens des beaux quartiers, prennent à demeure un philosophe, souvent grec ou d’Asie mineure, pour éduquer le fiston. Les Romains se piquent de philosophie. Elle est présente partout, au palais, au Sénat, dans les rues. De quoi se préoccupe-t-on ? De métaphysique, et de morale. Essentiellement.

On parle beaucoup du Logos, terme grec qu’on traduit par le mot Verbe. Pour les penseurs romains, épris de stoïcisme, le logos, le Verbe, désigne le principe qui préside à l’organisation rationnelle et harmonieuse de l’univers. Le logos est donc à connotation divine pour les stoïciens. Que les chrétiens proclament, à la suite de l’évangéliste Jean, qu’au commencement était le Verbe, que le Verbe était Dieu, il n’y a rien là qui heurte la mentalité romaine et stoïcienne. Mais que les chrétiens prétendent que “le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes”, voilà qui s’oppose radicalement à la cosmogonie de l’époque.

Un logos de chair et de sang ! On croit rêver ! Non seulement c’est un scandale pour les Juifs, qui imaginaient l’avènement du Messie sous des couleurs plus éclatantes, mais c’est une folie pour les non-juifs, que rien ne préparait à cette idée d’un dieu, juif de surcroît, mourant et ressuscitant pour sauver les hommes. L’empereur Marc-Aurèle, qui connaît le stoïcisme sur le bout des doigts, le fera savoir aux chrétiens et condamnera Justin à la pendaison “en raison de cette insupportable “déviation” dans le monde des idées” qui entraîne une véritable révolution dans la définition du divin.

D’autre part, les chrétiens n’accordent plus l’exclusivité à la raison pour accéder à la vérité. Ce qui permet d’approcher le divin, c’est la confiance faite dans la parole d’un homme, ce Christ qui prétend être le fils de Dieu, le logos incarné. On le croit parce qu’il est digne de foi. La raison ne suffit plus. Il faut faire confiance en un Autre. Toute la différence entre religion et philosophie est ici. Il ne s’agit plus d’argumenter pour ou contre l’existence d’un Dieu qui se serait fait homme —l’événement dépasse la raison—, mais de témoigner de ce qu’on a vu le Verbe incarné, et de croire... ou de ne pas croire qu’il s’agit bien de Dieu. L’adhésion n’est plus une question d’intelligence, de raisonnement, de dialectique... mais de confiance !

La religion chrétienne, qui se présente comme la vraie, est un ensemble de convictions et de pratiques qui vient rompre avec les autres traditions et prétend assurer seule, exclusivement, le salut de l’homme.

L’empereur Constantin va donner un sérieux coup de pouce au christianisme, en prescrivant le respect de la liberté de la religion pour tous, ce qui entraîne ipso facto, la suppression des persécutions des chrétiens. Théodose, qui lui succède un demi-siècle plus tard, enfoncera le clou en instaurant un État chrétien, qu’il proclame voulu de Dieu. Les choses vont dès lors très vite. Le culte païen est interdit, à Rome puis dans tout l’Empire en 392. Du coup les Jeux olympiques célébrés en 394 avec tout le decorum cultuel païen que l’on devine, sont interdits, et ne renaîtront de leurs cendres que quinze siècles plus tard, en 1896, sous l’initiative du Baron de Coubertin.

 

Trois idées nouvelles apportées par le christianisme, révolutionnent la pensée de ce temps.

1) Le monde grec était fondamentalement un monde aristocratique, hiérarchisé, donnant aux meilleurs les meilleures places dans la cité, et aux moins bons ce qui reste, souvent l’esclavage. Le christianisme propagea alors l’idée que les hommes sont égaux en dignité —idée inouïe à l’époque, qui sera en partie fondamentale de la démocratie. La notion d’égale dignité de tous les êtres humains fait son apparition dans un monde greco-romain où il y a “ceux qui sont faits pour commander et ceux qui sont faits pour obéir” (Aristote). Le fondement de la souveraineté réside dans la hiérarchie des talents. Tandis que pour les chrétiens, ce qui compte n’est pas le talent duquel on trouve sa place dans la hiérarchie, mais l’usage qu’on fait de ce talent.

Dès lors que la vertu réside non plus dans les talents mais dans l’usage qu’on en fait, dans un monde où nous sommes tous à égale dignité, alors il va de soi que tous les hommes, d’un point de vue moral, se valent. Ce que prêche le christianisme, en fait, c’est une fraternité, qui casse la hiérarchie aristocratique entre les premiers de la classe dans la cité et les moins doués, entre maîtres et esclaves. Les hommes sont frères, qu’ils soient riches ou démunis, intelligents ou simplets, doués ou pas, ça n’a plus d’importance. Voilà la visée universaliste de la morale chrétienne.

2) Le christianisme pose aussi que, sur le plan moral, l’esprit est plus important que la lettre. À plusieurs reprises, Jésus accorde le primat à l’esprit sur la lettre, ce qui est novateur non seulement par rapport au monde grec, mais plus encore par rapport au monde juif. Jésus relativise les comportements et les rituels. La foi ne consiste pas d’abord à moins boire, moins manger, moins coucher...

3) Enfin, si l’idée d’humanité n’est pas nouvelle, le christianisme lui apporte une connotation éthique. Chacun dispose du libre arbitre, de la liberté d’entreprendre, de choisir, de décider. Cette idée devient fondement de la morale. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, c’est la liberté et non plus la nature qui devient le fondement de la morale. La révolution du christianisme sur le plan moral se fera ressentir jusque dans la Déclaration de droits de l’homme de 1789.

Enfin un coup fatal est porté par la religion chrétienne à la philosophie à propos de la question du salut. L’homme se sait voué à la mort. Ce destin le turlupine et les dieux qu’il se fabrique en sont la conséquence. On a là les ingrédients du besoin religieux. Les dieux sont à l’horizon de la projection subjective de l’homme auxquels il s’en remet pour être consolé dans ces moments dramatiques ou douloureux de son existence qui le dépassent, jusqu’à cette mort qui lui gâche la vie.

Il faut cependant concéder que les stoïciens n’étaient guère troublés par la hantise de cesser de vivre. “La mort n’est rien pour nous, écrivait Épicure, [car] aussi longtemps que je suis là, elle n’y est pas; et quand elle est là, je n’y suis plus”. Illustrant sa pensée Épicure fit écrire cette épitaphe sur sa tombe :

Je n’étais pas - J’ai été
Je ne suis plus - Ça m’est égal

La formule fit recette. Tout le monde la voulut sur sa pierre. Le marbrier ne put suivre. Alors il se contenta de graver les initiales !

N’empêche ! La mort angoisse ! Et le besoin religieux ne cherche rien d’autre qu’un anxiolytique.

L’originalité du christianisme repose sur la promesse que les hommes vont être sauvés non seulement par une personne, mais aussi qu’ils seront sauvés en tant que personnes. La nouveauté du christianisme réside dans la personnalisation du salut.

Le christianisme va rompre radicalement avec la philosophie stoïcienne. Au destin implacable auquel se fiaient les Anciens, fait place la sagesse bienveillante d’une personne qui aime les hommes. C’est ainsi que l’amour va devenir la clef du salut.

Chez les stoïciens, la crainte de la mort était surmontée par la conviction d’être une partie infime du cosmos éternel. Ils croyaient passer d’un état à un autre, sans que ce passage entraîne une disparition radicale et définitive. Mais ce passage s’opérait en tant que fragment inconscient d’une perfection elle-même inconsciente, non en tant qu’individu.

Bien des religions croyaient en l’immortalité de l’âme (1). Ce qu’apporte la révélation chrétienne c’est l’association étroite de l’immortalité personnelle de l’âme, d’une résurrection des corps, autrement dit des visages aimés, et d’un salut, par l’amour.

 La personnalisation du logos change tout.

 

 

Gérard LEROY, le 24 mai 2008

 

  • 1) Du temps de Jésus, la majorité du monde juif, exceptés les Sadducéens, croit à la résurrection des morts. Les Esséniens croient à l’immortalité de l’âme comme à sa préexistence. Philon d’Alexandrie emboîte le pas de Platon en croyant que l’âme s’échappe de la prison du corps pour retourner à sa source au moment de la mort.