Pour Jacques de Saint-Exupéry, en hommage amical

       Il arrive encore que certains se réjouissent de la vitalité des traditions religieuses et applaudissent à l’essor du dialogue interreligieux. 

Cet engouement ne vérifie pas l’observation que l’on peut faire d’une lecture sérieuse de notre expérience historique présente, surtout en Occident. Car on ne peut pas occulter la sécularisation, ayant entraîné l’indifférence religieuse massive de beaucoup de nos contemporains. Et la conscience aigüe d’un pluralisme religieux irréversible ne fait que renforcer le scepticisme et l’agnosticisme de beaucoup. Surtout en Europe, où nous sommes sous le signe d’une culture symptomatique d’une crise générale de la vérité, débouchant sur ce que l’on peut appeler une culture d’incertitude. Le pape Benoît XVI, alerté par cette crise de la vérité, n’a cessé de dénoncer ce qu’il a appelé la dictature du relativisme, craignant que le pluralisme devienne une idéologie qui s’appuierait sur la conviction que tout se vaut. En effet, sous le prétexte peureux ou démagogique de respecter l’authenticité de chacun, toutes les opinions sont recevables et l’on est tenté de relativiser toute norme objective et toute hiérarchie de valeurs. 

    Cette culture d’incertitude explique la désaffection de beaucoup de chrétiens alors qu’ils sont prêts à accueillir les richesses des autres traditions religieuses pourvu qu’elles soient  au service d’une expérience spirituelle plus savoureuse. En dépit de ses retombées positives, on doit bien reconnaître que le dialogue interreligieux véhicule parfois un certain relativisme qui ne permet plus de décider d’une vérité absolue dans le domaine religieux. À observer les ressources spirituelles des autres religions, on est amené à reconnaître que toutes les religions tendent vers l’absolu de Dieu. L’unique médiation du Christ dans l’ordre du salut n’est pas pour autant remise en cause.    

Un indifférentisme engagé

    Au-delà de cette indifférence sous le signe du scepticisme, il faut prendre en compte dans l’expérience historique de l’Eglise une autre indifférence, une indifférence responsable qui provient d’une conscience très vive du décalage criant entre les idéaux des grandes religions et leur impuissance à soulager la misère de millions d’hommes et de femmes qui sont les victimes d’un ordre social mondial injuste, de catastrophes naturelles ou de conflits ethniques et politico-religieux interminables. Le scandale est d’autant plus grand chez ceux qui ont un sens très vif des droits de la personne humaine et qui constatent que le fanatisme religieux peut aller jusqu’à légitimer au nom même de Dieu les pires crimes contre l’humanité. La compromission du politique et du religieux a toujours existé, mais qu’au XXIe siècle, on puisse encore torturer et tuer au nom de Dieu, quoi de plus révoltant pour la conscience universelle. 

    Nous avons sûrement là le motif le plus grave à notre époque du scepticisme à l’endroit des religions en général. Cette indifférence n’est que l’envers d’une vraie passion pour l’humain authentique et pour les différentes formes d’engagement que recouvre ce que l’on appelle l’humanitaire. Cette passion au service de l’homme constitue cette transcendance dans l’immanence que défend le philosophe Luc Ferry dans son livre L’homme-Dieu ou le sens de la vie. On peut conclure que le dialogue des religions, qui constitue parfois le cheval de Troie des intentions prosélytes, risque d’être un dialogue encore très narcissique tant qu’il ne s’ouvre pas au dialogue avec tous ceux et celles qui ont abandonné toute foi religieuse sans pour autant déserter le combat pour la justice. 

Au terme de ce bref inventaire de notre expérience historique, on mesure mieux le défi adressé à l’Eglise. Comment annoncer la singularité de la foi chrétienne dans un monde qui témoigne toujours d’une certaine vitalité du sentiment religieux, mais qui cependant est “sorti de la religion”, qui n’est plus une condition nécessaire à la gestion de la société, mais qui constitue, selon Marcel Gauchet, “la forme du rejet de l'homme de sa propre prise transformatrice sur le monde” (1). Ainsi le christianisme peut-il être défini comme la religion de la sortie de la religion, si par religion on entend une aliénation de l’autonomie de la conscience. Si historiquement le christianisme est la religion de la sortie de la religion, nous sommes amenés à rappeler son originalité.

 

Gérard LEROY, le 28 août 2017

(1) Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard 1985