Pour Jacqueline et Jean-Michel Jacquier, que j'embrasse

      Notre société européenne est devenue post-religieuse dans la mesure où elle ne se réclame plus d’une transcendance qui la fonde. La sécularisation a en effet coïncidé avec l’avènement de la modernité comprise comme l’avènement d’un sujet pleinement autonome et une approche positiviste, purement rationnelle de tous les phénomènes de la nature et de la société. C’est presque un cliché de reconnaître que les rapports du christianisme et de la modernité ont été et sont encore des rapports d‘exclusion réciproque. 

Rappelons que dès le début du XVIII° siècle, le catholicisme s’est voulu résolument anti-moderne. La raison des Lumières évacuait l’autorité d’une révélation surnaturelle et surtout l’avènement des sociétés démocratiques contestait directement l’autorité de l’Eglise. A la suite du Syllabus de Pie IX (1864) contre les « erreurs de la modernité », le catholicisme intransigeant voulait coûte que coûte maintenir l’intégrité de la tradition chrétienne. Il a fallu attendre le concile de Vatican II pour procéder à des discernements et comprendre que la liberté de conscience ne compromettait pas fatalement les droits d’une vérité révélée et que la séparation de l’Eglise et de l’Etat, pouvait être la meilleure garantie d’une parole libre dans l’Eglise.    

Au cœur du florilège des religions du monde, le christianisme dispose d’atouts considérables. Certains auteurs comme Marcel Gauchet en France et Gianni Vatimo en Italie qui réfléchissent sur le destin historique du christianisme observent que même s’il est vrai que depuis plus de deux siècles, le christianisme est la « victime » de la modernité, il fut en fait un « vecteur de modernité » si par modernité on entend en particulier l’émergence d’un sujet libre agent de l’histoire. On peut en effet définir le christianisme comme « religion de la sortie de la religion ». Mais il s’agit alors de la religion d’une part servile à l’égard de Dieu, et d’autre part comme force de cohésion sociale. 

Une approche de la religion qui s’en tient à la description  des comportements, des mentalités, du contexte culturel, des conditionnements sociologiques, psychologiques, et économiques, laisse encore à déchiffrer le vécu irréductible et l’assignation risquée d’un sens. Aussi ne négligeons jamais la question —exigeante mais incontournable— de l’invraisemblable irruption de Dieu dans l’histoire, qui a donné sens aux hommes de foi, lesquels l’expriment par une religion. Le christianisme est en effet la religion de la sortie de la religion et ouvre sur un avenir neuf. 

Il y a finalement une réelle complicité entre le christianisme comme religion de l’Evangile et l’humain authentique. Le chrétien, et c’est l’une de ses missions d’aujourd’hui, est appelé à résister au postulat typiquement moderne selon lequel il y aurait une contradiction fatale entre Dieu et l’humain authentique, alors que la relation à l’Absolu peut être au principe d’un surcroît d’humanité pour soi-même et pour l’ouverture à autrui. Ce qui fait l’originalité du christianisme parmi les religions du monde, c’est le paradoxe de l’incarnation, l’irruption de Dieu dans l’histoire. C’est l’inauguration la plus radicale d’une alliance, d’un pacte d’amitié entre Dieu et l’homme. « Plus Dieu est grand et plus les hommes sont grands » ! a écrit Claude Geffré. Jésus dans sa réinterprétation de la religion d’Israël a mis fin à la violence du sacré, non seulement le sacré des sacrifices rituels, mais le sacré d’un Dieu encore violent, un Dieu Tout Autre qui se définit en termes de toute puissance, de perfection et d’éternité. Si le christianisme est fidèle à la  religion de Jésus, alors il est une religion d’avenir parce qu’il rejoint en tout être humain l’aspiration à se libérer de toute violence y compris la violence du sacré.

Certains interprètent le « retour du religieux » comme le choc en retour d’une modernité qui n’a pas tenu ses promesses. La situation nous invite plutôt à réviser les théories habituelles de la sécularisation. Celle-ci n’est pas nécessairement synonyme de « déréligiosisation » selon le mot de Danièle Hervieu-Leger. 

La laïcité de plus en plus sectaire de nos sociétés, le dépérissement de beaucoup d’institutions chrétiennes, la perte d’influence morale et culturelle des Eglises ne doit pas nous amener à conclure que l’homme de la modernité n’a plus le sens du sacré. L’ultra-modernité, pour parler comme certains sociologues, manifeste surtout un vaste mouvement de réenchantement du monde et de l’homme et d’un dépassement de l’opposition fatale entre la foi religieuse et la raison.

Gérard Leroy, 25 décembre 2017