Pour Edwige, ma fille

   S'il est vrai que le dialogue ne se réduit nullement à l'aspect conceptuel et rationnel du discours tenu par les interlocuteurs, il faut maintenir que le dialogue comporte nécessairement cet aspect. D'autre part, l'expérience montre aussi à quel point la réflexion théologique se trouve nourrie par la pratique d'un dialogue vital qui engage toute la personne, et dans lequel la confrontation doctrinale apparaît comme une des conséquences de cette relation amicale où chacun cherche à comprendre le cœur de l'autre. Des déplacements s'opèrent alors dans la pensée du théologien; c'est avec un regard renouvelé qu'il scrute les données de sa propre foi, constatant que la découverte d’une autre tradition religieuse l'amène à vérifier la sienne propre.

Le dialogue fait en effet l'expérience de l'altérité. Le respect de l'autre est une condition d'authenticité pour toute relation humaine. Le sens de l'altérité est l'un des signes de l'accès à la maturité spirituelle. 

Un autre type d’expérience en découle, qui s’inscrit dans la vie du croyant, c’est l'expérience de communion : le sens de l'altérité se singularise dans le dialogue intra-religieux.

La communion ne tend-elle pas à l'identification aussi profonde que possible, voire à la fusion ? La formulation poétique que certains mystiques ont utilisée pour tenter de suggérer quelque chose de leur expérience semble en effet mettre l'accent sur cet aspect de leur vie intérieure. Saint Augustin nous montre comment, au niveau de l'expérience religieuse la plus profonde, “altérité " et " communion " se trouvent réconciliées. 

À quelles conditions ? 

Au cœur du dialogue l’autre est un texte à entendre, à découvrir, à accepter, à comprendre.  La compréhension use de la rationalité et de l’affectivité, donc de la connaissance objective et de la connaissance subjective. Il s’agit de comprendre ce que dit l’autre et qui est l’autre qui le dit. Il s’agit de penser la pensée d’autrui, comme par empathie, sans nécessairement la partager. Et si la compréhension s’envisage, c’est en raison d’un présupposé que les consciences s’inscrivent sur un même horizon, la vérité, et que la vérité se fraie un chemin à travers l’échange et le dialogue. 

L’une des conditions permettant l’authentique altérité est liée à l'éveil et au développement de cette réalité spirituelle mystérieuse qu'on appelle la personne, distincte de l'entité bio-psychologique individuelle que l'on pourrait appeler le " moi-objet ". Cette distinction entre " moi-sujet " et " moi-objet" étant ainsi éclairée par l'expérience religieuse, il nous est plus facile de voir ensuite comment la foi chrétienne nous révèle quelque chose du mystère de la personne, et, du fait même, fonde une anthropologie.

Il y a un moment où émerge en nous une nouvelle dimension : c'est le moment privilégié où nous sommes soudain guéris pour un instant de nous-mêmes, et jetés dans une Présence que nous n'avons pas besoin de nommer, qui nous comble en même temps qu'elle nous délivre de nous-mêmes. Saint Augustin a exprimé cette expérience  : " Tard je t'ai aimée, Beauté si antique et si nouvelle, tard je t'ai aimée, et pourtant tu étais dedans et moi dehors, où je te cherchais, en me ruant sans beauté vers ces beautés que tu as faites. Tu étais avec moi. C'est moi qui n'étais pas avec Toi". 

L'homme naît à soi dans cette expérience, où l'on passe soudain du dehors au dedans. Il existe authentiquement, il est devenu vraiment homme, dans ce dialogue avec un Autre, où "Je est un autre “, pour le dire comme Rimbaud. L'Autre qui prend place au plus intime de lui-même, c’est l'Autre majuscule, l'Autre qui l'attendait, l'Autre qui patientait, l'Autre qui ne le contraignait pas, l'Autre qui ne lui imposait pas sa présence, l'Autre qu'il découvre, et le fait se découvrir. 

Osons le dire : chacun se trouve révélé à lui-même par sa relation à l'autre ? La personne, n'est-elle pas l'être en relation ?

 

Gérard LEROY, le 14 août 2015