Pour tous les participants aux Soirées théologiques, avec mon amicale sympathie

   En ce début de Ve siècle, Athènes n'avait pas besoin d'un sujet de division supplémentaire tel que les sophistes lui en donnèrent. Le  climat est effroyable. La peste fait des ravages. La guerre civile en rajoute. La  corruption fait rage. L'ordre civique est bousculé. Tout cela, pense-t-on, à cause de l’'intelligentsia sophiste.

Qu'auront pourtant apporté les présocratiques ?

Ils auront remis en cause l'imputation aux dieux des phénomènes naturels; les dieux sont désormais mis à distance. Le cosmos obéit à des lois, mathématiques, de causalité, de proportions. "Les dieux comme les hommes sont entraînés dans ce remembrement du cadastre mental." (1) .

Ils auront centré la philosophie sur l'homme. Ceci ne signifie pas que la "religion" fait problème. Elle tombe sous le regard critique. Les sophistes sont en quelque sorte des précurseurs d'un humanisme sécularisé.

Dans leur cité les hommes commencent à introduire plus de clarté, plus de responsabilité, et, il faut bien le dire, plus de liberté dans ce qu'il leur fallait faire, dire et penser. Ils n'étaient plus comme cet âne "attachés court au piquet de l'instant." La corde s'allongeait.

Quand Socrate naît, dans Athènes en proie à toutes les divisions, la philosophie y était déjà.

Le personnage  (470-399)
Si l'on n'est assuré de rien en parlant de Socrate, on sait cependant que cet Athénien serait né d'un père sculpteur et d'une mère sage-femme. Après son apprentissage de la sculpture, Socrate se fait enseignant, de 430 à 420. Il est rémunéré pour cela. Mais il finit par comprendre la vanité des sciences qu'il enseigne. Dès lors il devient  le philosophe que nous présente Platon.

Platon a vingt ans quand il rencontre Socrate, en 407. Platon restera son disciple jusqu'à sa mort en 399.  Nous ne saurions rien de Socrate qui ne soit raconté par Platon. Pour le décrire, dans Le Banquet, Platon met en scène un Socrate se rendant à un festin auquel il est invité. Distrait en chemin par les pensées qui lui traversent l'esprit, Socrate arrive en retard. Le fait est habituel et personne ne s'en offusque. Tous, en tout cas, lui pardonnent, car Socrate fascine. Son attitude distinguée tranche sur un fond de beuveries. L'homme est courageux, modeste jusqu'à se dire ignorant. Lorsque le banquet s'achève, Socrate ayant exercé toute la nuit ses talents de rhéteur, quitte ses compagnons endormis et fin saouls, fait sa toilette, et commence une nouvelle journée comme si de rien n'était. Voilà quelqu'un qui s’écarte de cette société de faux-semblants où les gens surfaits se complaisent dans l’élitisme condescendant et ostraciste. Ce subversif attire, les jeunes en particulier, qui voient cet homme influent balancer cul-par-dessus tête les valeurs auxquelles ils croyaient.

Curieux de tout, partout, sur l'agora aussi bien que dans les gymnases, il engage la conversation, prend connaissance du courage qu'il faut avoir quand on est général, s'informe sur la piété, sur l'apprentissage de la vertu, s'initie aux questions de géométrie et d'astronomie. Socrate parle, interroge tous ceux qu'il croise dans la rue.(2). Pas le temps d’écrire. Socrate n' écrit rien, ce qu ne l’empêche pas d’avoir une influence considérable.

Qu'a t-il d'original ? Une méthode d'enseignement. Loin de prodiguer un discours magistral du haut de sa chaire, il accouche les esprits, comme sa mère accouchait les enfants. En interrogeant, il fait découvrir à ses interlocuteurs leurs propres vérités. Ça s'appelle pratiquer l'art de la maïeutique (3).

Le milieu ambiant
Le climat qui règne à Athènes depuis trois siècles est infernal. Athènes, en cette fin de Vème siècle, est engagée dans la guerre du Péloponnèse —Socrate y participe—. Les Athéniens déjà décimés par la peste de 430, doivent se rendre 25 ans plus tard aux coups de Sparte (404) qui substitue à la démocratie une oligarchie tyrannique, suivie par une approximative démocratie, sous la tutelle d'un conseil de magistrats tirés au sort. Le tribunal bâcle les procès, expédie les sentences. La société athénienne s'organise sous la pression d'une classe moyenne aisée composée d'une assez forte proportion de paysans.
C'est dans ce climat délètère que Socrate s'attire la sympathie de la jeunesse. On le suspecte alors de menacer l'ordre social. Il est condamné, en 399, dans une mascarade de procès instruit par trois notables de la cité.

De quoi accuse t-on Socrate?
En fait, Socrate dérange. Il remet en cause les solutions toutes faites dans l'ordre moral ou social, il dénonce les faux-semblants, il appelle la justice à être juste, et qu'on soit vrai, tout simplement. Aussi exhorte-t-il ses concitoyens à un changement de mentalité, leur démontrant que les richesses n'engendrent pas les vertus, qu’il faut renoncer aux intérêts personnels, au pouvoir, à la corruption et accepter la nécessité de penser et d'agir droitement.

Tout cela irrite les Athéniens, qui accusent Socrate de ne pas honorer les dieux de la cité, de corrompre la jeunesse, d'être un dangereux trublion de l'ordre politico-religieux.

On condamne à boire de la ciguë.
 
Comme il a toujours enseigné que la philosophie c'est apprendre à mourir, et par fidélité à la loi rendue —même injustement— (4), Socrate refuse de s'évader. Il boit la ciguë (5). 

 

L’aurore se lève sur une autre philosophie

Qu'aura apporté le Maître de Platon? C'est Platon, son disciple qui va nous le révéler.

Socrate rompt avec la tradition. Il amorce la découverte du concept, de l’essence de ce que la chose est, non à travers ses déterminants mais de l’essence, autrement dit du plus grand dénominateur commun à tous les êtres du même nom.

Chaque fois que nous disons d’une chose ce qu’elle est, dans sa nature, dans son essence, nous traduisons ce qu'on appelle en langage courant un concept. Qu’il s’agisse de l’eau, de la liberté, de coquelicots ou de gazinières, la définition de la gazinière en l’occurrence, vaut pour toutes les gazinières.

On apprend à s’élever des faits isolés, des expériences personnelles singulières, à une vision des ensembles, jusqu'au principe du tout, non déduit d’une expérience personnelle mais les recouvrant toutes. On s’exerce ensuite à redescendre du principe à ses applications multiples pour le vérifier. La définition de la gazinière, par exemple, vaut-elle pour les gazinières noires, rouge, bleues, celles à 3 feux, celles à 4 ? Sans doute, si l’on définit la gazinière comme “équipement de cuisine alimentée au gaz, munie de distributeurs servant à chauffer les plats posés dessus”. Cette démarche ascendante et descendante, ce va-et-vient de la multiplicité à l’unité s’appelle la dialectique chez Platon, mot qui prendra un tout autre sens chez Hegel et Marx, mot qui est promis à une belle carrière au cours de l’histoire, et qui a été forgé à l’Académie de Platon, institution dont Platon entendra faire une pépinière d’hommes d’État selon sa pensée.

L’École Mégarique

Les auditeurs de Socrate s'en vont fonder des écoles, dont celle de Mégare, à une quarantaine de kilomètres d'Athènes, fondée par un certain Euclide (v. 450-380), homonyme du géomètre. Volontiers discutailleur, Euclide s’illustre par un exemple devenu célèbre, celui du menteur qui avoue qu'il ment. Ment-il en le disant? Telle est la question, puisqu'il est menteur, de nature, qu'il l'affirme. Ce qu'il dit n'est donc pas ce qui est. Le menteur déclarant qu'il ment ne ment donc pas. Voilà donc un menteur qui, dans cette proposition, ne peut mentir ! Il “s’annule" en quelque sorte. Il est menteur et non-menteur à la fois. Euclide hérite bien des sophistes son attrait pour la rhétorique.

 

Conclusion

Au terme du parcours qui va des sept Sages de la Grèce à Socrate, on est frappé par la permanence d’un problème : comment il se fait que l'Un (qui est) est aussi Multiple? L'Être est. Voilà ce qu'on peut dire pour définir l'Être. Quant à la multiplicité, c'est à dire tout ce qui se décuple, tout ce qui bouge, tout ce qui change, tout ce qui devient, elle ne serait pas l'Être. Tout cela constitue autant de non-êtres dont on parle sans savoir ce qu'ils sont, bien qu'ils soient quand même. Le monde, assurément, est une énigme.

Toutes ces spéculations sont les fondements, les bases archaïques de la philosophie. Elles vont passer de l'inexplicable au raisonnement, de l'aporie à la lumière. La première lanterne, c'est Platon qui va l'allumer.

 

Gérard LEROY

 

  1. Lucien Jerphagnon, Histoire de la pensée, T. I, Poche, p.81.
  2. Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Gallimard, p. 48
  3. "Ma seule affaire, c'est (...) d'aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible." Platon, Apologie de Socrate, Belles Lettres, p. 157
  4. Platon, Criton, 54 b.
  5. tout en devisant sur l'immortalité de l'âme et suppliant ses amis qui l’entourent d'acquitter une dette ( ! ) Platon, Phédon, 118 a.