À mes filles, Marie et Edwige, en ma manière d'être avec elles

 

Français : qui dites-vous que vous êtes ?
La question de l’être est toujours présente dans notre existence, de manière latente, parfois réveillée comme aujourd’hui, moins dans son approche métaphysique qu’existentielle, par la question du lien à ce qui nous entoure et spécifie notre identité nationale.

Si cette identité particulière, excluant l’être intime et la personne dans sa dimension d’universalité, ne rend pas totalement compte de ce que nous sommes, elle a l’avantage de nous aider à nous comprendre.

Il y a cependant à craindre qu’un check-list autorise des réponses contingentes, rendues sous le signe de l’humeur du moment. Chacun tirerait pourtant bénéfice à y réfléchir en amont. Quand bien même se soucierait-on peu de l’exploitation qui sera faite des réponses. Car chacun peut se sentir invité à s’y retrouver.

Je propose une réflexion préalable qui nous assure mieux de nous répondre à nous mêmes avant d’avoir à “rendre compte” de qui nous sommes. Elle rend compte de la pensée de philosophes, en particulier d'Heidegger qui a déployé le rapport de l’homme à trois mondes, le sien propre, intime, le monde commun à tous les hommes, et le monde ambiant, avec lequel nous partageons la culture.

Partons de l'approche rationelle du Baron Christian de Wolff

Christian de Wolff (1) distingue trois régions fondamentales de l’être, le premier relatif au monde, le second à l’âme, le troisième référé à l’idée de Dieu. Le regroupement de ces trois ontologies régionales, l’être mondain, l’être psychologique et spirituel et l’être divin, tout cela Wolff l’insère dans la métaphysique générale.

Plus tard Husserl pose en premier la question du rapport de la philosophie à la science, reconnaissant aux sciences positives la vocation à procurer un savoir suffisamment précis et efficace dans chacun de ses champs pour en tirer des applications pratiques. Mais à la naissance d’une science, remarque Husserl, il y a un besoin réel, une quête, une sorte de  “précompréhension”, selon Husserl, de la réalité, dans le champ de la physique, de la linguistique, de l’histoire etc. Ces approches, fondées par le besoin de comprendre, constituent des ontologies régionales, qui préexistent à la création de la science qui va l’examiner. La question du sens de l’être, pour Husserl, est une question directement solidaire de la science.

Martin Heidegger, lui, accorde la priorité ontologique à la question de l’être (2). Il fait le pari qu’avant les ontologies régionales il y a une ontologie fondamentale. Pour lui, l’être a déjà sens. À l’inverse de Husserl, M. Heidegger avance que le sens de l’être précède la lecture de l’être par la science. Le Dasein —“l’être-là de l’homme”— que je perçois est un étant parmi les étants. La détermination de cet étant est ontique. Ce que l’on peut dire de l’existence “en général” est ontologique; ce qu’est cette existence, à travers ses aspects contingents, historiques, est ontique. La science s’occupe des déterminations ontiques de l’étant. Toute connaissance qui se rapporte aux objets du monde, que je perçois, que je connais, fondent la conscience du monde.

Les deux priorités, ontique et ontologique, se rencontrent. Elles sont respectivement celle des scientifiques et celle des philosophes.

Je suis ontiquement au plus proche de moi-même” dit M. Heidegger. Dit autrement : je trouve en moi-même ce dont j’ai besoin pour comprendre ce que je suis. Poser la question de l'homme et de son existence est la question préalable à celle de l'être en général, puisque l'homme est cet être particulier qui a en propre de se rapporter à l'être en tant que ce qui fait question pour lui. Et il ajoute “[je suis] ontologiquement le plus éloigné de moi-même”. Heidegger vise la difficulté de comprendre ses propres modes d’être dans les choses du monde, et conclut : “pré-ontologiquement je suis étranger à moi-même”. La compréhension inchoative de l’originalité de son être au monde est déjà inscrite dans les traces culturelles les plus anciennes.

 

Il nous arrive, et telle me semble l’invitation qui nous est faite aujourd’hui, d’avoir à passer en revue les structures constitutives de l’être au monde humain qui décident de ce que “être” veut dire pour nous. Cet être, Heidegger l’appelle l’ existential. L’existential répond à la question : "qu’est-ce que est l’existence ?" La réponse se situe sur le plan ontologique.

Heidegger procède d’abord par une interrogation sur l’étant. Ce travail préparatoire est confié à ce qu’on appelle une analytique de l’existence. À tout moment on doit discerner entre ce qui est de l’ordre de l’ existential et ce qui relève de l’existentiel. C’est la confusion du niveau ontologique de l’existential et du niveau ontique de l’existentiel qui a donné lieu à l’existentialisme sartrien. Les interprétations existentielles se rapportent toutes à l’ existential, à celui qu’Heidegger appelle l’ “être pour la mort ”.

Pour Heidegger la conscience de notre mortalité détermine notre comportement. Tout prend-il fin avec la mort ici-bas ? Cette question est existentielle. La réponse sera naturellement différente selon qu’on est bouddhiste, chrétien, athée etc. Cette distinction a toujours amené M. Heidegger à refuser d’être un philosophe de l’existence (3).

Deuxième distinction importante: Qu’est-ce qui fait que je suis moi et pas un autre ? Tout au long des chapitres 5 à 11 de l’Introduction générale de Être et Temps, Heidegger procède à une analytique du Dasein —analytique de l’ “être-là de l’homme”, rappelons-le— en vue de la compréhension la plus élémentaire de nos manières d’être et de la manière de nous rapporter à nous-mêmes.

Dans cette analytique du Dasein, le monde est d’abord envisagé comme monde ambiant (ultwelt), le monde qui nous entoure. L' “être-là de l’homme”, le Dasein, est avec ce monde. Le monde commun (mitwelt) ou “monde avec” s’en distingue, en introduisant le paramètre de l’intersubjectivité. C’est le monde de l’être avec autrui. Reste le monde propre (selbswelt), soit le monde de l’ipséité (l’irréductibilité, ce qui fait que je suis “moi” et pas un autre). Le monde propre est le monde intérieur, lieu de la relation la plus intime avec soi-même. 

Chacun de ces trois mondes suppose une temporalité différente et de plus en plus complexe. Martin Heidegger “met en scène” ces trois mondes, montrant que la question du sens de l’être ne devient intelligible que dans l’horizon de la temporalité. Le monde ambiant a sa temporalité (propre à la pièce que j’occupe par exemple, sa capacité, à un moment donné de l’histoire, à la date où j’y suis). Le monde commun a des devanciers, des contemporains et des successeurs. La temporalité est différemment estimée selon la considération propre à chacun, son âge par exemple, etc. La compréhension que j’ai de moi-même, qui s’inscrit dans le monde propre, se fonde aussi sur la temporalité. M. Heidegger montre que l’ipséité est constituée par la temporalité, et il ajoute que la temporalité constitutive du monde propre c’est le “souci” (sorge), structure fondamentale de l’être-là. Le souci définit le Dasein comme “être en avant de soi”. “L’homme est cet être, dit Heidegger, pour lequel, au dedans de lui-même, il y va de son être”. Le souci définit le Dasein comme projet. Son unité est liée à l’interdépendance de l’existentialité et la déchéance de laquelle procède l’angoisse .

Comme l’explique bien Jean-Marie Vaysse dans Le vocabulaire de Heidegger (4), le Dasein est “être-en-avant-de-soi”, dans un monde propre au Dasein. Ces conditions déclenchent aussi bien les pulsions que le laisser-aller, la “volonté voulue” aurait dit Blondel, face au champ infini de possibilités. “L’essence du Dasein étant l’existence comme projet, le concept de réalité doit être repensé à partir du phénomène du souci.” (5). Et c’est la temporalité qui définit ontologiquement le souci.

Corollaires sur l’analytique du Dasein

Dasein, c’est moi! Pas “moi seul” (Être et Temps, § 9). L’altérité est constitutive de l’ipséité. Qu’est-ce qui me constitue “moi”, singulier ? C’est l’altérité. “Qui suis-je” est plus fort que “qu’est-ce que le moi ?” Je ne suis pas moi sans qu’il y ait les autres.
Entre l’idée sartrienne qui se voudrait libératrice, et l’être prisonnier dans son essence, Paul Ricœur a proposé une autre voie, posant la question de l'être —ainsi que la posait déjà l'existentialisme d'avant-guerre— comme engagement, engagement de l'être comme acte. C’est par la “visée d’une vie accomplie sous le signe d’actions estimées bonnes” que le soi accède à sa plus haute vérité. C’est une constante de Ricœur, en fidèle disciple de Husserl : l'acte humain, l'agir, comme mode de l'être.

Dès lors se trouve réintroduite la dimension éthique, absente chez Sartre. Pour Ricœur, comme pour Gabriel Marcel, "être, c'est "être avec". Le "moi" se construit par l'autre, avec l'autre. Ricœur en venait à dire : “le plus court chemin de soi à soi passe par l’autre.”

L’analytique du Dasein n’est ni une anthropologie ni une psychologie ni une biologie, ce que montre le § 10 de Être et Temps. Au § 11 l’analyse du Dasein revendique d’être prioritaire dans une étude anthropologique. Elle pose une question non pas “après les sciences” mais en amont. L’analytique du Dasein revendique donc le statut d’un questionnement a priori.

Conclusion

Ce qui est décisif de l’analyse existentiale est de savoir ce que vivre veut dire pour l’homme, et de l’analytique du Dasein de savoir ce qui me lie au monde où l’on se situe pour le vivre ainsi.

L’homme “au-devant-de-soi”, comme “projet” se pose comme acteur éthique en situation de responsabilité, d’accueil, de reconnaissance de nos différences. La responsabilité originaire me lie à autrui.  “C’est de lui que je suis responsable”, nous dit E. Lévinas. La responsabilité originaire me lie à autrui.

La loi n’est pas fondement. Elle restitue à l’éthique son dynamisme moteur. Au bout de la chaîne il y a la loi. Elle appelle chaque conduite humaine à la reconnaissance de sa “nature humaine”, à condition de s’entendre sur la “nature humaine”.

Heidegger rejoint l’acception de la philosophie moderne en montrant que tout être humain a une dimension singulière, irréductible, champ de sa relation intime avec lui-même, qui fait qu’il est lui-même et pas un autre. Il a aussi une dimension particulière; il est de tel ou tel pays et en pratique la langue, adopte ses réflexes culturels, use des mêmes codes et des mêmes symboles. Mais il a aussi une dimension universelle. Cela signifie que tout être humain peut voir en un autre être humain un semblable, c’est-à-dire un frère ou un rival. Se comprendre, existentiellement, exige de réfléchir à l’articulation de l’universel (humain), du particulier (culturel) et du singulier (personnel).

Conséquence : la liberté de l’homme n’est pas toute-puissante. Elle ne peut s’exercer qu’en tenant compte des lois de sa “nature”, sous peine de s’annuler elle-même. La liberté ne peut disposer d’un pouvoir despotique sur l’être humain. “L’absolu de la liberté”, que revendiquait E. Kant, ne se justifie pas par la liberté elle-même. La liberté est en attente elle aussi des justifications. “L’irrationnel de la liberté tient à l’infini de son arbitraire”. La liberté, on le sait par l’expérience, est conditionnée, par le corps, par la socialité, la temporalité, l’historicité, par son rapport à tout ce qui l’entoure.

Quel est l’usage de la liberté qui va permettre à chaque être humain de devenir lui-même, dans la reconnaissance de ses dimensions singulière, particulière et universelle ? Quelles sont les réalités auxquelles doit nécessairement s’assujettir la liberté pour pouvoir se promouvoir ? Que doivent éviter ou faire les êtres humains pour que le tissu social qu’ils constituent puisse ne pas être déstructuré par la violence réciproque ?

Telles sont quelques unes des questions que met en scène notre actualité politique sur notre rapport au monde “ambiant”.
 

 

 

Gérard LEROY

 

  1. 1679 (Breslau)-1754, mathématicien et philosophe allemand, disciple de Leibniz, auteur d’un système totalement rationaliste (Philosophie première, 1728), il eut une influence considérable sur l’Aufklärung et sur Kant.
  2. Martin Heidegger, Être et Temps, Trad. Emmanuel Martineau
  3. M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. franç. de Über den Humanismus par Roger Munier, Paris, Éditions Montaigne, 1957.
  4. Jean-Marie Vaysse, Vocabulaire de Heidegger, ellipses, p. 51.
  5. id.