Notre ami Claude Geffré, op, et Madame Julia Kristeva, psychanalyste, ont été invités par la paroisse St-Eustache de Paris à débattre sur ce thème. Nous reproduisons ici, avec son aimable autorisation, la première des trois parties de son intervention. Les deux autres parties paraîtront successivement au cours de cette même semaine.

Ce qui me frappe tout d'abord, c'est que ce besoin inlassable de croire a un lien indissociable avec une culture sous le signe de l'incertitude. Cela pend des formes diverses.

La foi des chrétiens affrontés à la modernité fait l'expérience d'un recul toujours croissant du croyable disponible. Même ceux qui n'ont pas le temps de lire les travaux des experts savent que la représentation du monde et de l'histoire à laquelle renvoie l'enseignement des vérités fondamentales du christianisme a été complètement bouleversée par les progrès fantastiques de la cosmologie, de l'astrophysique, de l'archéologie, de l'exégèse scientifique, de l'histoire-science des historiens. Comment discerner la mytho-histoire et l'histoire effective du peuple d'Israël ? Comment vérifier l'historicité des récits évangéliques? Comment comprendre cette minuscule histoire du salut (d'Israël et de l'Église) à l'échelle de cette histoire toujours plus reculée de l'homo sapiens ?

On peut continuer à parler de l'athéisme pratique et de l'indifférence religieuse de nos contemporains comme conséquence inéluctable de la sécularisation de nos sociétés occidentales qui sont devenues post-chrétiennes et même post-religieuses. Mais même chez les chrétiens, il faut parler d'un agnosticisme latent qui provient d'une conscience aiguë d'un pluralisme religieux quasi insurmontable. Nous avons tous une meilleure connaissance de la vitalité accrue des autres grandes religions historiques et de l'explosion des religiosités et des mouvements spirituels qui sont autre chose que de simples sectes. L'Église est la première à saluer la chance de l'interreligieux pour l'avenir de la communauté mondiale. Mais cela conduit facilement à ce que le pape Benoît XVI appelle  “la dictature du relativisme”. Et de fait, des enquêtes récentes montrent que moins de 20 % des jeunes européens croient que le Christianisme est la seule religion vraie.

Le besoin de croire a également un lien direct avec un pluralisme culturel sous le signe d'un certain nihilisme et d'une crise des valeurs traditionnelles. L'humanisme séculier de la civilisation européenne issue du christianisme prend conscience de sa particularité alors que les médias nous font découvrir les richesses des autres cultures qui sont indissociables des grandes traditions religieuses étrangères à notre monde judéo-chrétien. Mais  c'est le rationalisme  triomphant de la modernité elle-même qui est en crise. La raison cartésienne de même que la raison hégélienne, ont achevé leur course, et on a dépassé le débat quelque peu éculé entre le croire et le savoir, entre la foi et la raison. La raison a perdu de sa superbe et nous sommes mieux avertis des effets pervers du progrès. Nous sommes en quête d'une raison plus modeste ou plus sage qui intégrerait les composantes de l'affectivité, de l'éthique, de l'esthétique et même de la religion.

Nous avons atteint l'âge herméneutique de la raison. C'est dire que nous avons de plus en plus de mal à définir une vérité objective. Nous sommes toujours dans l'interprétation. C'est vrai non seulement des sciences humaines mais aussi des sciences exactes. Il faut dépasser l'axiome simpliste : “La vérité est une et l'erreur multiple”. Nous pouvons nous réclamer d'une vérité mais en sachant qu'elle n'est pas nécessairement exclusive d'autres vérités différentes. La plupart des nations reconnaissent les valeurs universelles des Droits de l'homme, mais elles peuvent les recevoir selon des interprétations fort diverses.

Cette  culture plurielle sous le signe de l'incertitude multiplie le besoin incroyable de croire. Mais il peut prendre deux formes totalement différentes. Ou bien il engendre une crispation identitaire sur sa vérité propre. C'est le cas de tous les fondamentalismes religieux. Cette crispation identitaire coïncide avec un phénomène de déculturation dans la mesure où, à l'intérieur de la religion elle-même, on néglige les richesses d'une longue tradition doctrinale pour s'en tenir à un catéchisme élémentaire et à la répétition de formules quasi magiques. On pense évidemment à la dérive de l'islamisme à l'intérieur de l'islam. Mais on observe une dérive semblable chez les sionistes d'Israël et de la Diaspora. Et on connaît l'intégrisme catholique comme protestation de l'identité croyante contre le relativisme doctrinal généralisé et contre la permissivité des sociétés modernes. C'est la même protestation qui anime les membres de certaines Églises protestantes des États-Unis en particulier, que l'on désigne comme les  “créationnistes”.
 
L'autre issue du besoin de croire, on la connaît bien. C'est face à l'opacité d'une société de plus en plus sécularisée et de plus en plus anonyme, la prolifération des croyances les plus diverses. On parle faussement de “retour du religieux” alors qu'il s'agit  seulement d'un défi au bon sens et à la vraie foi religieuse. Je ne parle pas seulement des croyances aux extra-terrestres, à l'astrologie, à la fin du monde programmée à telle date. Je vise aussi la croyance plus sophistiquée aux énergies invisibles qui relient le microcosme humain au macrocosme cosmique. Je pense aussi à toute la nébuleuse ésotéro-mystique que recouvre ce qu'on appelle le New Âge.
(à suivre)

 

Claude GEFFRÉ