Nous reproduisons ici la seconde des trois parties de la conférence de Claude Geffré à la paroisse St-Eustache de Paris sur ce thème. La troisième et dernière partie sera publiée en fin de semaine. 

   Besoin de croire… Je n'ai pas envie de vous proposer une dissertation sur la foi religieuse. Le bienheureux John-Henry Newman ne parle pas seulement de l'assentiment à des vérités surnaturelles qui dépassent les capacités de la raison. Il insiste surtout sur la conscience humaine qui ressent un besoin indicible d'une rencontre avec l'Absolu, un cœur à cœur avec l'invisible. Je voudrais de mon côté parler du besoin de croire comme critère de l'humain authentique.

 Le théologien protestant Paul Tillich distingue la Trust, la foi confiante et puis le Belief, la croyance. Les religions se distinguent et même parfois se contredisent en fonction de leurs croyances. Mais il y a un air de famille entre toutes les traditions religieuses du point de vue de la foi-confiance. C'est celle-là qui m'intéresse. Ce besoin de croire coïncide avec le courage d'être. Il s'agit d'accepter d'être une poussière d'humanité perdue dans le cosmos et en même temps de connaître la joyeuse liberté de transformer un destin éphémère en destinée éternelle. “L'art est un anti-destin”, disait Malraux. Avoir besoin de croire alors même que dans sa finitude l'homme est une énigme pour lui-même, c'est une autre manière d'espérer. Selon le mot de Péguy, “la foi que j'aime le mieux, dit Dieu, c'est l'espérance”.
 

Il y a donc en tout être humain un principe d'incomplétude qui se  réfère à cet Absolu que nous nommons Dieu. Mais si Dieu existe, il est autre chose que le complément des manques de l'homme. Il est au-delà des catégories de l'utile et de l'inutile. Il faut donc dépasser les fausses images d'un Dieu bouche-trou, un Dieu explication de toutes les énigmes, un Dieu recours ultime dans les situations-limites. Notre époque témoigne d'un besoin permanent de croire, mais en même temps, elle atteste que l'homme peut être pleinement humain sans Dieu. Nous avons démystifié les fonctions utilitaires de Dieu pour affronter les difficultés de l'existence humaine, non seulement sa fonction consolatrice mais aussi son utilité dans l'ordre du sens. Croyants ou incroyants, nous partageons le même destin d'absence de Dieu. Il s'agirait de vivre comme si Dieu n'existait pas, etsi Deus non daretur disait le philosophe Grotius. Et du fond de sa prison de la Gestapo, le pasteur Dietrich Bonhoeffer écrivait qu'il s'agit “de vivre devant Dieu l'absence de Dieu dans le monde”.

Cette expérience de la non nécessité de Dieu m'invite à découvrir que Dieu est de l'ordre d'une donation gratuite. J'aime citer cette confidence  du poète Rilke qui disait : “Pour trouver Dieu il faut être heureux sinon nous risquons de ne pas respecter assez le mystère de son absence ardente”. Il  est trop facile de définir l'homme comme question de Dieu et Dieu comme la réponse  à toutes nos attentes. Il faudrait plutôt dire que Dieu est de l'ordre de l'appel. Il correspond en nous à un besoin incoercible, à une ouverture, une capacité fondamentale. Dieu est plutôt une origine sans pourquoi et sans commencement., un peu comme la rose sans pourquoi d'Angelus Silesius. Il est comme une source d'eau vive qui viendrait de plus loin que nous. “Mon âme a soif de Toi” disait Saint Augustin. Le mot que je cherche pour désigner le surgissement de Dieu dans le cœur de l'homme, c'est celui de naissance.  Comment parler de la naissance de Dieu dans l'homme en sachant que la naissance de Dieu coïncide avec la naissance de l'homme à sa vérité la plus profonde ?

Le mot gratuité  est un mot privilégié de nos langues modernes surtout quand il  s'agit de la création artistique. Il a d'abord un sens économique. Est gratuit, ce qui est sans contre partie. C'est le contraire de ce qui a du prix.  Mais il ne faut pas oublier le sens religieux et même théologique du mot « gratuit ». Il vient du mot « grâce» au sens d'un don gratuit de Dieu qui précède toute œuvre méritoire de la part de l'homme. Pour les chrétiens de la Réforme depuis Luther, tout est « grâce » de la part de Dieu et la libre réponse de l'homme est elle-même un don de Dieu.

Mais le mot “grâce” désigne aussi tout ce qui est irréductible à l'objectivable et au mesurable. C'est le sens du mot grec charis. Il s'agit alors de ce qui relève de l'ordre du charme et de la beauté, ce qui est gracieux. (cf. Marie pleine de grâce, c'est-à-dire, pleine du don de Dieu et gracieuse). Dans ce dernier sens, nous ne sommes plus dans le registre de l'utile mais dans celui du luxe, de la dépense et de l'excès. Nous sommes bien dans l'ordre du gratuit et pourtant, nous ne sommes pas dans le domaine de l'arbitraire ou du fortuit. Qu'il s'agisse de la beauté de la nature, de notre environnement ou des créations de l'art, nous sommes dans l'ordre du plus que nécessaire.

Le mystère de celui que nous appelons Dieu nous oblige à dépasser l'opposition entre le contingent et le nécessaire. Dieu est gratuit parce que l'être humain peut être authentiquement homme sans Dieu et il est plus que nécessaire parce que si Dieu se révèle, l'homme fait une nouvelle expérience de sa finitude éphémère. Il reconnaît Dieu comme Celui qui décide de l'être contre le non être, contre le néant. Il s'agit finalement de dépasser le besoin d'un Dieu qui  serait encore le Dieu de nos utilités pour accéder au désir d'un plus grand que soi qui demeure dans son Altérité impénétrable. “Notre désir est sans remède” disait Thérèse d'Avila. L'homme ou la femme n'est jamais pur besoin ni pur désir. Ils sont les deux. Selon le mot d'Emmanuel Lévinas, “Dieu répond au besoin luxueux de l'homme”.

Claude GEFFRÉ