Nous reproduisons ici la troisième et dernière partie de la conférence de Claude Geffré donnée à la paroisse St-Eustache de Paris sur ce thème.

   Alors que notre époque connaît une crise générale de confiance dans l'avenir, je cherche à comprendre le besoin de croire comme un critère de l'humain authentique. Et puisque je parle ici en théologien chrétien, j'ai la conviction que ce qu'on appelle la foi ou la croyance religieuse n'est pas autre chose que l'émergence de la question de Dieu dans l'existence humaine. C'est une modalité de l'interrogation de l'homme sur lui-même.

Mais pour comprendre Dieu comme donation gratuite et inédite dans l'univers quotidien des êtres et des choses dont nous disposons, il faut dépasser la notion  de besoin ou mieux comprendre la conversion du besoin en désir qui est déjà à l'œuvre en tout amour humain véritable. En effet, l'amour n'obéit pas seulement à la logique du besoin et de la satisfaction de son besoin. Il n'y a d'amour véritable que si l'autre est reconnu comme un sujet  et non simplement comme un objet disponible.

Il est permis de parler d'une sorte de conversion du besoin en désir qui peut être le lieu de l'expérience de l'autre comme Autre dans son mystère unique et donc de la joie. La satisfaction du seul besoin, du besoin sexuel en particulier, coïncide avec la disparition de son objet comme objet de consommation. En revanche, dans l'ordre du désir humain, l'insatisfaction du besoin peut favoriser la révélation d'autre chose que l'autre comme simple objet de jouissance, mais de l'Autre comme Autre et comme source de joie. C'est aussi le propre de Dieu de ne pas relever du registre du besoin mais de celui du désir. Il s'agirait de renoncer à la quête de la présence immédiate de Dieu pour  découvrir le mystère de son Altérité et le laisser être Lui-même.

J'ai cru pouvoir parler d'une nouvelle fraternité entre croyants et incroyants face à l'absence de Dieu dans un monde de plus en plus sécularisé.  Paradoxalement, ce moment historique peut nous inviter à une nouvelle découverte de Dieu comme donation gratuite. Il s'agirait de pressentir le mystère du Dieu caché au-delà de l'athéisme et d'un théisme abstrait et désuet. En m'inscrivant dans la tradition chrétienne dont le cardinal Newman fut un représentant éminent, je voudrais seulement souligner les traits les plus propres du Dieu qui se révèle en Jésus de Nazareth  et qui me semblent rejoindre le désir secret de beaucoup d'hommes et de femmes. Je retiens trois traits : un Dieu ami des hommes, un Dieu anti-destin, un Dieu caché faible et souffrant.

1. Un Dieu ami des hommes. En ce début du XXIe siècle, toutes les religions sont invitées à relever le défi de la modernité comprise comme avènement de la raison critique et de la raison démocratique. Or il apparaît que dans le concert des religions du monde, le christianisme dispose d'atouts incontestables pour affronter ce défi. Même si depuis plus de deux siècles, le catholicisme fut la victime de la modernité, il n'empêche qu'au cours de la longue histoire religieuse de l'humanité le christianisme fut en fait un facteur de modernité au sens de l'autonomie du sujet humain comme libre agent de l'histoire. Un auteur comme Marcel Gauchet peut alors définir le christianisme comme la religion de la sortie de la religion entendue à la fois comme principe de cohésion sociale et comme relation aliénante à une divinité transcendante.

Ce qui est au cœur du christianisme, c'est le paradoxe de l'incarnation, l'abaissement de Dieu fait homme. C'est l'inauguration la plus radicale d'une alliance, d'un pacte d'amitié entre Dieu et l'homme. Jésus, dans la réinterprétation de la religion d'Israël, a mis fin à la violence du sacré, non seulement le sacré des sacrifices sanglants mais le sacré d'un Dieu Tout Autre encore violent qui se définit en termes de toute puissance, de perfection et d'éternité.

Le mystère de l'incarnation déconcerte notre besoin de croire. Il est en tout cas la pierre d'achoppement  pour le dialogue avec le judaïsme et l'islam. Mais en même temps, il confère une suprême dignité à tout être humain, chair et esprit, et il manifeste une secrète parenté entre le Dieu transcendant et le fragile roseau qu'est l'être humain. Si Dieu va jusqu'à prendre chair en Jésus de Nazareth, c'est parce que l'homme créé à l'image de Dieu est capable de Dieu. Mis à l'inverse, ne serait-ce pas parce que Dieu en lui-même a une secrète parenté avec l'homme ? Si Dieu a créé l'homme à son image, c'est parce qu'il a de toute éternité une connaturalité avec tous les humains. Les sculpteurs inconnus des porches de nos cathédrales ont parfaitement compris que l'homme n'est pas seulement façonné à partir d'un peu d'argile à l'image du Dieu invisible, mais aussi à l'image de cet homme parfait, le Christ préexistant, archétype de tout être humain. Comment parler d'une immanence humaine au sein même de la transcendance divine ? C'est cela même qui est suggéré par le Prologue de saint Jean quand il dit que le Verbe est venu habiter parmi les hommes. Il veut dire en fait qu'il est venu habiter chez lui (Jn 1,11).

2. Un Dieu anti-destin. J'ai déjà dit qu'André Malraux parlait volontiers de l'art comme d'un anti-destin. Je suis tenté de penser que beaucoup de nos contemporains ressentent obscurément le besoin de  croire en un Dieu qui défataliserait le cours de l'histoire en général et leur propre histoire personnelle. Cela nous renvoie à l'expérience biblique de Dieu dans sa différence avec les dieux païens qui s'imposaient aux hommes à la manière d'un destin inexorable. Le Dieu des récits bibliques est un Dieu libérateur. Quand Dieu révèle son nom à Moïse, il ne se révèle pas comme l’Eternel présent mais comme un Dieu qui vient, le Dieu de l'avenir et de la promesse. Ainsi, non pas “Je suis celui qui est” mais “Je serai qui je serai” (Ex 3, 14). L'existence humaine n'a de sens qu'en fonction de cet avenir absolu qu'est la vie en Dieu et avec Dieu. C'est précisément cette espérance qui donne son prix et son sérieux à l'aventure  humaine.

En vertu du dessein créateur de Dieu, l'histoire n'est pas condamnée au chaos et à l'absurde. Elle travaille à la guérison de l'homme et à la réussite de la création. Et c'est l'homme lui-même comme intendant de Dieu qui est le meilleur artisan de cette réussite. Au nom même d'un Dieu anti-destin, c'est la vocation et l'immense responsabilité des hommes et des femmes de lutter contre les prétendues fatalités de l'histoire  et de réaliser les possibles de l'histoire. Le sens global de l'histoire nous échappe. Mais nous donnons déjà un sens à tel ou tel fragment d'histoire chaque fois que des hommes et des femmes de bonne volonté luttent contre l'injustice et l’absurde.

Mais Dieu est aussi celui qui défatalise l'histoire personnelle de chacun d'entre nous. Nous sommes tous soumis à un réseau toujours plus complexe de nécessités d'ordre familial et professionnel, social et politique, sans parler du vieillissement et de cette réalité inéluctable de la mort. Toute la question est de savoir si l'être humain se définit seulement par ce qui est du disponible dans l'ordre de l'avoir et des biens consommables, ou s'il se comprend aussi comme une ouverture mystérieuse à un ailleurs, à un Dieu qui serait un autre nom de la grâce et de la liberté dans sa vie.  Un Dominicain, le Père Couturier, qui fut l'ami des plus grands peintres du siècle denier, écrivait dans son journal : “La liberté est entrée dans ma vie et son nom était l'amour”.

3. Un Dieu caché, faible et souffrant. Un Dieu ami des hommes, un Dieu qui surgit comme une grâce nouvelle… Croyants et incroyants témoignent aussi du désir d'un Dieu caché mais solidaire. Nous sommes souvent décontenancés par le silence, l'absence de Dieu face à  la violence de l'histoire. La seule réponse à nos questions, il faut la chercher dans la croix du Christ. Avec un instinct très sûr, Luther avait compris que depuis le péché d'Adam, Dieu ne se manifeste pas à partir de la gloire du monde mais justement à partir de ce qui est le contraire de la gloire mondaine, à savoir à partir de la souffrance et de la mort. Le Dieu caché qui se manifeste sous ses contraires est identifié au Dieu crucifié. Le Dieu totalement dévoilé dans sa gloire est inaccessible à l'homme d'ici-bas. Alors, il révèle la vie par la mort, la sagesse par la folie, la force par une faiblesse humiliante et il sauve en accordant la justice aux injustes.

Nous sommes ainsi invités à dépasser les apories d'une théologie trop sûre d'elle-même qui ne parvient pas à surmonter  l'opposition entre la toute puissance apathique de Dieu et la vulnérabilité manifestée dans la mort sur la croix. J'ai déjà évoqué le théologien protestant  Bonhoeffer. Dans ses lettres de prison, il insiste sur la logique paradoxale de la révélation biblique dans sa différence avec la critique banale de tous les athéismes modernes depuis Feuerbach. On connaît le schéma classique de la critique athée : l'homme se vide de lui-même au profit d'un absolu illusoire que nous nommons Dieu. Il faut renverser le schéma et dire : Dieu s'appauvrit pour enrichir l'homme ; Dieu meurt pour que l'homme vive. Ce sont les religions païennes qui renvoient à la toute-puissance de Dieu. la révélation biblique renvoie plutôt les hommes à la faiblesse et à la souffrance de Dieu. Au terme de la révélation, Dieu se manifeste comme un Dieu faible et souffrant. Certains penseurs juifs parlent du retrait de Dieu… Certains théologiens chrétiens n'hésitent pas à parler de l'humilité de Dieu, humilité devant sa création et face aux libertés humaines. Dieu ne triomphe pas des puissances du mal à coup de miracles et de prodiges mais en Jésus-Christ, il se rend solidaire de la souffrance humaine pour l'abolir. Et en même temps, il est solidaire de tous ceux et toutes celles qui combattent les diverses formes de mort dans l'espérance de la victoire dont la Résurrection est la promesse.

En ce temps de crise, de nihilisme, nous avons besoin de croire à une telle promesse. Si on m'objecte qu'une telle vision d'un Dieu de faiblesse est contraire au discours dominant sur la Seigneurie d'un Dieu tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, je réponds simplement qu'il faut réinterpréter la toute puissance comme celle de l'amour et non celle de l'être absolu selon la logique identitaire de toute une tradition métaphysique. Seul, l'amour est tout puisant et c'est justement le propre de l'amour de prendre la forme paradoxale de la faiblesse jusqu'au  don de la vie. 

Claude Geffré