Au Frère Charles, ofm, en hommage amical

   On sait l'attirance mutuelle qu’ont entretenue la théologie chrétienne et la philosophie, et en même temps la tension entre ces deux disciplines. Dans l'antiquité le philosophe est d'abord un sage, quelqu'un qui accède à un certain détachement du monde à tel point que c'en est un principe de vie. L'inspiration intérieure en vient à contester la révélation objective, qui s'annonce de l'extérieur, et élabore rationnellement les spéculations universelles qu'elle ôte aux religions. Les gnostiques sont allés dans ce sens. Dans son traité Contre les chrétiens, écrit à la charnière du IIIè et IVè siècles, le philosophe Porphyre ne s'en laissait pas conter. Il fustigeait carrément la "foi illogique" des chrétiens, inassimilable à la divine philosophie qu'il plaçait au rang de vraie religion. En tous temps les philosophes, souffrant de l'assuétude imposée par les théologiens, ont cherché l'émancipation et revendiqué leur indépendance. Le XIIIè siècle, celui des saints Thomas d'Aquin, Albert le Grand, Bonaventure, mais aussi de Maïmonide, de Raymond Lulle, de Maître Eckart, de Jean Duns Scot ou de Guillaume d'Ockham, a montré le désir des philosophes d'accéder à l'autonomie.

Au XVIIIè siècle, celui des Lumières, la philosophie devint discipline pilote indépendante. Elle prend une formidable revanche sur la théologie, en se posant en juge et en assignant à la théologie de siéger dans les ténèbres de l'obscurantisme.

Hegel a bien tenté de retourner la situation, ou plutôt de réhabiliter la théologie, de redonner voix au chapitre à la foi, au nom même de la raison. En vain. La philosophie tenait à sa liberté acquise. Philosophie et théologie vivent chacune chez soi. Radicalement. Au point que le philosophe craint même, par une sorte d'instinct de conservation, de côtoyer un instant les questions théologiques. Husserl disait: "J'ai un Évangile sur ma table, mais je ne l'ouvre jamais, parce que si je l'ouvrais, je cesserai de faire de la philosophie". 

Cette indépendance n'a pas manqué de servir la théologie. Mais la fécondation par la philosophie n'a pu s'opérer qu'à partir du moment où la théologie a abandonné sa nature apologétique, teintée d'un brin de fondamentalisme cultivé par l’attachement à l’autorité de l’institution, et opposait l’inérrance biblique à toute proposition hors de son champ.

La théologie a profité de l'indépendance de la philosophie quand la théologie elle-même a commencé à spéculer à la manière des philosophes. C'est à dire en délaissant la lecture dogmatique de l'Écriture pour aller à l'objectivité du texte. "Allez au récit" recommandait instamment le Professeur Jacques Briend. Le récit façonne, ainsi que le disait Paul Ricœur : "Se comprendre, c'est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d'un soi autre que le moi qui vient à la lecture". Toute lecture nous change dès lors qu’on se soumet au texte. 

Pour ce qui est de l’Écriture sainte, il ne s'agit pas d'aligner le monde sur ce que l'on croit de Dieu ; il ne s'agit pas plus de soumettre Dieu aux modes du monde. Il s'agit d'engager une herméneutique du monde qui tente de déceler l’intention divine.

Ainsi, laissant aller jusqu'au bout les questionnements, la théologie parvint-elle à quitter les ténèbres où l'avait enfermée la philosophie. Depuis 1965, c'est à dire depuis Vatican II, un dialogue est réamorcé à l'initiative de l'Église. "Dès le début de son histoire, l'Église a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s'est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes, ceci afin d'adapter l'Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et au exigences des sages. À vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation..." (1).

 

Gérard LEROY,  le 13 novembre 2016

 

(1) Gaudium et Spes, 44.