À Milet, sur la rive orientale de la Mer Égée, la plus ancienne des écoles philosophiques est fondée par ce Thalès, né au VIIe s. av. J.C. Les philosophes de cette école, qui seront suivis par d'autres, cherchent un principe unique qui réponde de la multitude, un principe affranchi des dieux, desquels on n'attend plus l'explication de tel ou tel phénomène naturel. A l'instar de Thalès chacun des philosophes fait alors son choix de la substance primordiale. Pour les uns c’est le feu, pour d’autres c’est l'air. L'homme a besoin d'air. C'est même un facteur de sa vitalité, dont il use jusqu'au jour où, précisément, il lui faut "rendre le dernier souffle" !

La raison commence à se substituer à la référence aux récits mythologiques.

Thalès de Milet aurait opéré comme ingénieur militaire, détournant le cours d'un fleuve pour épargner à l'armée de Crésus (1) la peine de construire un pont. Mi-agronome, mi-météorologue, un tantinet astronome, Thalès aurait spéculé un an à l'avance sur la récolte des olives, prédit l'éclipse totale du soleil qui survint en 585 av J.C. et qui suspendit la guerre que se faisaient les Mèdes sous la conduite de Cyaxare et les Babyloniens menés par Nabuchodonosor. On est en terrain de connaissance.

Ce qu'on retient surtout de ce qui est attribué à Thalès, c'est l'astuce au principe de la mesure de la hauteur d'une pyramide, consistant à prendre la mesure de sa propre ombre portée, pour la rapporter à sa propre taille et utiliser cette proportion pour en déduire la hauteur d'une pyramide dont l'ombre est en même temps mesurée. Le théorème de Thalès  est dans toutes les mémoires.

Thalès est un grand précurseur, ce que reconnaissait d’ailleurs Emmanuel Kant (2).

Deux questions préoccupent nos sages : 1) qu'est-ce qui persiste dans tout ce qui change ?  Qu’est-ce qui permet de dire “je suis” d’une manière permanente, alors que nous changeons en permanence ? 2) Qu'est-ce qui rend raison de tout ce qui existe ? Car les sages observent les cycles de la nature, l’alternance du jour et de la nuit, des saisons, l’apparition du soleil à l’opposé de l’horizon derrière lequel il se couche etc. Tout cela ne peut pas être sans qu’il y ait un principe derrière, qui préside à l’organisation rationnelle et harmonieuse de l’univers.

Thalès, pour répondre à ces deux questions, part du présupposé que tout phénomène renvoie à son complément dialectique, à son contraire, et à un principe. Ainsi le mouvement appelle la stabilité, comme le jour appelle la nuit, les apparences renvoient au réel, le multiple à l'unité. Tout ce qu'on observe en ce monde ne pourrait bien n'être que manifestation, avatar (3) d'une substance primordiale unique, fondatrice, organisatrice, unificatrice des phénomènes que nous observons dans la nature.

Telle est l'hypothèse de Thalès.

Chacun fait alors son choix de la substance primordiale (4).

C'est l'eau qui vient à l'esprit de Thalès. L’eau est la substance-mère, principe de base unique de tous les phénomènes de la nature, selon lui. Dans les mythes l'eau peut être milieu de vie, lieu de naissance, comme les eaux de  l’océan d’où naquit Aphrodite, ou lieu de mort, comme le flot infernal et funèbre du Styx qui encercle l'enfer. Les mythes de la création nous racontent que le genre humain est né des eaux (5). Dans la Genèse Dieu créa le monde en séparant le ciel et la terre, puis “le souffle de Dieu planait sur les eaux”, reprenant le mythe de création babylonien : à l'origine des temps "un esprit planait sur les eaux et y déposa un œuf qui les fit féconder" (6). De tout temps, les lustrations et les purifications rituelles avec l'eau ont eu pour but l'actualisation fulgurante de "ce temps-là" de la création.

L'eau est donc pour Thalès la matrice de toutes les possibilités de l'existence.

Il ne convient pas de regarder les premiers philosophes de l'Antiquité en chaussant nos lunettes de scientifiques du XXIe siècle. Comme l'ensemble des philosophes qui vont suivre, les Sages de la Grèce ont en fait une réflexion sur les mythes qui tente de mieux comprendre le monde, la cité, l'existence. Ils ne tentent pas de tirer leçon de la mythologie. Leur réflexion est proprement philosophique.

Pour clore sur Thalès, on raconte, mais n'est-ce pas à ces délices que les légendes doivent leur longévité, que Thalès observant si attentivement les astres serait chu au fonds d'un puits, où bien sûr il ne manqua pas d'eau!  On prête aussi une horrible fin à notre homme: il serait mort de soif !

 

Gérard LEROY, le 28 septembre 2010

  1. Dernier roi de Lydie (v. 560-v.546), vaincu et exécuté par Cyrus qui lui succèda à la tête de l'empire perse et annexa Babylone qu'il conquit en 538 à l'Asie Occidentale qu'il dirigeait.
  2. Préface de la Critique de la raison pure,  2ème édition, § 6
  3. l'avatar, dans la religion hindoue, est l'une des incarnations de Vishnou
  4. On peut convenir qu'il est tout aussi valable d'appeler "physiciens" les présocratiques. L'étymologie vient du verbe grec phusis (fusiz) : action de faire naître, formation, production; et des substantifs  physicos (fmsikoz): qui concerne la nature ou l’étude de la nature. La nature se dit physimos (fusimoz): propre à croître ou à produire. La nature, c’est tout ce qui naît et tout ce qui meurt. Le concept de nature chez Platon renvoie à l'essence, tandis qu'Aristote renverra le concept de nature à la substance.
  5. Dans le sumérien, a  signifiait "eau", que l'on traduit également par "sperme, conception, génération". Encore de nos jours, certains peuples la confondent avec le semen virile...
  6. les Egyptiens du troisième millénaire se situaient, eux, entre un océan supérieur (sept cieux dont les vannes s'ouvraient pour arroser la terre de pluie), et un océan inférieur s'infiltrant dans le sol pour donner le Nil