Pour Michèle Reig, en témoignage d'amitié 

Raymond Lulle naît en 1233 à Majorque, dans une illustre famille catalane. Ce laïc est un cas inclassable. D’abord page du roi d’Aragon, précepteur et passionné de chevalerie à laquelle le fils du roi l’a initié, Raymond Lulle (Ramon Llull en catalan), adhère à la foi en Jésus-Christ, se rapproche du tout jeune Ordre des Frères franciscains, intègre le Tiers ordre des Frères mineurs franciscains, et enfin abandonne femme et enfants pour exercer sa mission évangélique, particulièrement auprès des musulmans.

Il transporte son baluchon autour de la méditerranée —l’homme sait l’arabe, autant que le latin— organisant ce qu’il convient d’appeler des croisades intellectuelles, fondant au passage ici et là des collèges à l’usage des futurs prédicateurs. Raymond Lulle cherche la rencontre et le dialogue, et il n’est pas aberrant de le compter parmi les précurseurs du dialogue interreligieux, même si sa faconde a des accents quelque peu apologétiques.  

L’autodidacte puise tous azimuts un savoir impressionnant, rendu par une pensée qualifiée de touffue. Elle procède cependant de la tradition d’Augustin et d’Anselme et s’organise —si tant est qu’elle y parvienne— selon la logique aristotélicienne. Enfin, comme pensée chrétienne, elle se pose comme adversaire de l’averroïsme.

Utopique, Raymond Lulle vise une unification culturelle et politique du monde qu’il structure de la façon suivante: Trois trinités de vertus —qui vont à Dieu en plénitude— président à la création de tout ce qui est:
- bonté-grandeur-éternité
- pouvoir-sagesse-volonté
- vertu-vérité-gloire

A cette trinité de trinités qui constitue l’ensemble des principes absolus, Lulle ajoute trois types d’attitudes qualificatives:
- différence-concordance-opposition
- commencement-milieu-fin
- majorité-égalité-minorité

Toutes ces notions sont mises en relation grâce à une combinatoire effroyablement compliquée, représentée par des carrés, des cercles et autres figures géométriques. La métaphysique rendue par les mathématiques est une méthode qui fera sourire Rabelais et Descartes.

Pour Lulle, être , en parlant de Dieu ou en parlant des créatures, c’est essentiellement agir. Être c’est faire. On serait tenté d’ajouter: “et se faisant, être ce que l’on s’est fait” ce qui ferait de Lulle un précurseur de l’existentialisme sartrien !

Lulle appelle les autorités du monde, qu’elles soient politiques ou ecclésiastiques, à développer les germes de leurs sujets afin qu’ils fécondent à leur tour, comme l’Arbre de vie . La métaphore est jolie. Si  les branches et les ramifications ne reçoivent plus la sève du tronc, si l’autorité n’agit plus, ne nourrit plus, ne féconde plus, c’est tout l’arbre social qui s’étiole et qui meurt.

Y a t-il un mode de vie après l’agir? Lulle considère importante la place à réserver à la contemplation, à une sorte de méditation où la conscience dialogue avec son Principe.

Lulle n’est pas un bêlant répétiteur de slogans dogmatiques contre les hérétiques. Pour n’être pas le chantre d’un camp contre un autre, mais bien plutôt un homme de rencontre et de dialogue, Lulle s’attire la méfiance, en ces temps troublés, des Inquisiteurs. Peu après sa mort on fit grand bruit de la liste des erreurs que comportait son œuvre et l’on demanda la condamnation post mortem de Lulle. Le pape concéda qu’on jetât au feu ses écrits, ce que tardèrent à faire les Catalans qui jugeaient sa poésie excellente et commençaient à considérer Raymond Lulle comme le père de leur langue.

Ce qui fut épargné du feu fut étudié un siècle plus tard par Nicolas de Cues (1) qui, pense t-on, s’en inspira. Le théologien allemand, qui figure parmi les tout premiers penseurs chrétiens en faveur du dialogue interreligieux, a envisagé la religion comme unique et dissimulée sous la diversité des rites et des conflits de représentation et d’opinion (2). La théologie des Lumières, sur ce sujet, emboîtera le pas de Nicolas de Cues. Peut-être Raymond Lulle avait-il ouvert un chemin.

 

Gérard LEROY, le 17 octobre 2015

  •  (1)  Né en 1401 à Cues, aujourd’hui dans le département de la Moselle, ce village faisait alors partie du diocèse de Trèves, en Allemagne. Nicolas de Cues s’en alla étudier à l’Université de Heidelberg, puis en Italie, à Padoue. Il manifesta un grand intérêt pour les mathématiques et la médecine et fut initié à la pensée grecque. Docteur en droit, ordonné prêtre à l’âge de trente ans, il fut nommé cardinal en 1448 et chargé dix ans plus tard de veiller, auprès du pape Pie II, sur les États de l’Église.
  • (2) cf. Dialogue sur le Dieu inconnu entre chrétiens et Gentils, écrit en 1453.