Claude Geffré nous fait l'amitié de nous proposer sa réflexion qu'il vient de livrer sur ce thème lors d'une conférence donnée à Paris.

    Quand il s'agit de désigner  cette réalité que nous nommons « Dieu », les mots nous manquent toujours. Nous ne pouvons en parler qu'en fonction de la conscience que nous avons de nous-mêmes. Or, si Dieu existe, sa fonction par rapport à nous est étroitement  dépendante  de notre situation historique.

À une époque archaïque et prémoderne, Dieu exerçait un certain nombre de fonctions aussi bien dans le registre de sa vie privée que dans celui de la société. Aujourd'hui, alors que l'homme a acquis son autonomie et que les sociétés sécularisées ne reposent plus sur un fondement transcendant, on parlera volontiers de la non nécessité de Dieu. Au regard de l'histoire de la question de Dieu, on peut distinguer la nécessité cosmique de Dieu, sa nécessité anthropologique et aussi sa nécessité sociale.

La non nécessité de Dieu

- la non nécessité cosmique ou métaphysique. Le monde, dans l'extrême complexité de ses déterminismes et de ses hasards, s'explique très bien sans remonter à une cause première, fondement de l'univers. La pensée moderne rejette aussi bien le théisme philosophique qui parle de Dieu comme fondement suprême de tous les étants qu'un théisme théologique qui pose un Dieu cause efficiente et finale qui met en branle toutes les causes secondes. Les théologiens eux-mêmes préfèrent interpréter la notion de création en termes d'alliance plutôt qu'en termes de causalité et de production.

-  La non nécessité anthropologique. On découvre de mieux en mieux que l'homme peut être pleinement  humain sans Dieu. On a démystifié les fonctions utilitaires de Dieu pour affronter les difficultés de l'existence humaine, pour avoir le courage d'être, non seulement la fonction consolatrice de Dieu, mais son utilité dans l'ordre du sens et de l'explication. Au sein de l'immanence d'une histoire complètement sécularisée, alors même que l'on a renoncé à l'idée d'une fin ultime, cela a du sens d'aimer, de travailler, de créer dans l'ordre des idées, et de l'art, d'agir en vue d'une meilleure cohésion sociale. Croyants ou incroyants, nous  partageons un même destin d'absence de Dieu.  Nous avons à assumer notre condition d'être humain comme si Dieu n'existait pas (etsi Deus non daretur) pour reprendre l'expression du philosophe Grotius au XVII° siècle. Plus près de nous, c'est le théologien Dietrich Bonhoeffer qui du fond de sa prison de la Gestapo disait qu'à l'époque moderne 'il s'agit de vivre devant Dieu l'absence de Dieu dans le monde.

- la non nécessité sociale de Dieu. La question est de savoir si une certaine théologie n'a pas servi de caution pour légitimer un certain état de la société, comme si la représentation d'un certain Dieu tout puissant et providentiel légitimait les inégalités et les injustices de telle ou telle forme de société. Autrement dit,  les représentations de Dieu ne sont pas sans lien avec les intérêts et les rapports de force qui sont en jeu dans tout groupe social. Alors,  la théologie se dégrade en idéologie au service de ceux qui détiennent le pouvoir.

Ce constat sur la non nécessité de Dieu telle qu'elle est vécue par l'homme moderne nous suggère que Dieu est au-delà des catégories de l'utile et de l'inutile. En dehors des choses utiles, nous dit Aristote, il y a les biens honnêtes,  comme l'amitié par exemple. Et Augustin distinguait les moyens dont on use des biens dont on jouit. Ainsi, Dieu n'est pas une Réalité dont on use (du verbe uti) mais un Bien dont on jouit (du verbe frui). Dieu peut alors exercer la fonction d'un anti-destin.

Dieu est de l'ordre d'une donation gratuite

On doit donc dépasser les fausses images d'un Dieu bouche-trou, un Dieu-explication de toutes les énigmes, un Dieu complément des manques de l’homme, un Dieu considéré comme ultime recours dans les situations-llimite. Comme disait le poète Rilke : “pour trouver Dieu, il faut être heureux sinon nous risquons de ne pas  respecter assez le mystère de son absence ardente…”

Il est trop facile de définir l'homme comme question de Dieu et Dieu comme la réponse à toutes nos attentes. Il faudrait plutôt dire que Dieu est de l'ordre de l'appel  et qu’il correspond dans l'homme à une ouverture, une capacité fondamentale. Dieu est plutôt une origine sans pourquoi et sans commencement, un peu comme la rose dont parle Angelus Silesius, qui est sans pourquoi. Il est comme une source d'eau vive qui viendrait de plus loin que nous. Le mot que je cherche et qui est sans doute le moins impropre pour désigner Celui que nous nommons le  Créateur ou le grand Architecte de l'univers, c'est celui de naissance. Comment parler de la naissance de Dieu dans l'homme en sachant que la naissance de Dieu coïncide avec la naissance de l'homme à sa vérité la plus profonde. ?

Il faut préférer le mot gratuité à celui d'inutilité. Le mot  gratuit  est devenu un mot privilégié de nos langues modernes surtout quand il s'agit de création artistique. Le mot a d'abord un sens économique. Est gratuit ce qui est acquis sans contre-partie. C'est le contraire de ce qui a du prix. Mais il ne faut pas oublier l'origine religieuse et même théologique du mot « gratuit ». Il vient du mot « grâce » au sens d'un don gratuit de Dieu qui précède toute œuvre méritoire de l'homme. Pour tous les réformés depuis Luther, tout est « grâce » de la part de Dieu et la libre réponse de l'homme est encore un don de Dieu.

Mais le mot « grâce » désigne aussi ce qui est irréductible à l'objectivable, au quantifiable . C'est le sens du mot grec charis . Il s'agit alors de ce qui est de l'ordre du charme et de la beauté.

Surtout dans  ce dernier sens, nous ne sommes plus dans le registre de l'utile, mais dans le domaine du luxe, de la dépense, de l'excès. La rose est sans pourquoi… Nous sommes dans l'ordre du gratuit et pourtant nous ne sommes pas dans le domaine de l'arbitraire ou du fortuit. Qu'il s'agisse de la beauté de la nature et des créations de l'homme, de l'amour ou de l'amitié, nous sommes plutôt dans l'ordre du plus que nécessaire.

Le mystère de Celui que nous appelons Dieu nous oblige à dépasser l'opposition entre le contingent et le nécessaire. Il n'est pas contradictoire de dire que Dieu est à la fois gratuit et plus que nécessaire. Il est gratuit parce que l'homme peut être authentiquement homme sans Dieu et il est plus que nécessaire parce que si Dieu se révèle, l'homme fait une nouvelle expérience de sa propre contingence éphémère. Il reconnaît Dieu comme Celui qui décide de l'être contre le non-être, contre le néant.

Il s'agit finalement de dépasser le besoin d'un Dieu qui est encore le Dieu des utilités de l'homme pour accéder au désir d'un plus grand que soi qui demeure dans son Altérité impénétrable. L'homme n'est jamais ni pur besoin, ni pur désir. Il est les deux. Selon le mot d'Emmanuel Lévinas, Dieu répond au besoin  luxueux de  l'homme.

Claude Geffré