Pour Frère François, en hommage amical

   L'annonce des noces connote aussitôt la fête, les cotillons et les serpentins. Les « noces de l’agneau » pour reprendre l’expression de saint Jean, consacrent cependant une alliance quasi dionysiaque. Certes entre Dionysos et le Christ l’écart est immense et nous invite à un choix. Soit on ira vers la capacité d’assumer et de porter seul le tragique de sa propre existence, quitte à ne retenir de cette même existence que le poids qui l’a alourdie. Soit on acceptera de ne pas porter tout seul la lourdeur de sa vie. C’est la voie qu’ouvre la Résurrection, non pas celle qui ôte le poids à la vie, ce serait trop facile, mais celle qui invite à vivre autrement : « porter légèrement le fardeau lourd », ainsi invitait Søren Kierkegaard dans ses Discours édifiants.

Rappelons le sens des noces que leur donne saint Jean et du socle grec sur lequel est né Jean. Il y a du dionysiaque dans l’eucharistie, une véritable ivresse du divin. Sans tomber dans les dérives telluriques des poètes, d’un Hölderlin ou d’un Novalis, la table eucharistique peut être un hymne à la création tout entière. Après que la Terre se soit endormie avant de s’en remettre demain aux mains calleuses du laboureur « Qu’il te soit rendu grâce », disait Teilhard dans sa Messe sur le monde, « Ô mon Dieu, je t’offre comme dans un calice la sève de tous les fruits qui seront aujourd’hui broyés, le labeur et la peine du Monde. »

Le mystère de l’Eucharistie s’effectue « à table ». Elle est incorporée dans. Elle est le support de toute vie. Ne refusons pas le sens du « vital ». Elle est celle qui nous invite à un véritable banquet, et donc à l’ivresse d’un manger et d’un boire capable de nous transformer de part en part : « Heureux ceux qui sont appelés au festin des noces de l’agneau » (Ap 19, 9). Le Christ est venu pour que les hommes « aient la vie », et qu’ils l’aient « en surabondance », nous dit en quelque sorte Jean dans la séquence de la Samaritaine (Jn 10, 10). À oublier la force de la vie, on en oubliera de vivre. C’est donc contre toute spiritualisation de la vie qu’opte le christianisme en général, de l’Incarnation à la Résurrection en passant par l’Eucharistie et Gethsémani. La vie chrétienne est un mystère « arrivé à la chair », et comme l’a souligné Péguy « arrivé à la terre ». Qu’on s’efforce donc de ne pas occulter ni la terre ni la chair. Pour reconnaître que ni l’une ni l’autre n’ont pour vocation d’être dépassées, mais seulement d’être assumées et transformées en Dieu lui-même.

 

Gérard Leroy, le 30 décembre 2022