Pour Florin Dumitrescu, l'intrépide ami

  La raison philosophique prend aujourd’hui ses distances à l’égard de l’ontologie classique d’Aristote, de la scolastique de Duns Scot ou Thomas d’Aquin au Moyen-âge, et à l’égard des philosophies du sujet, notamment de l’idéalisme kantien selon lequel nous ne connaissons rien du monde que l'idée qu'en forme (qui lui donne d'être ce qu'il est) notre conscience. Elle tente une approche de l'être à travers sa fonction langagière, et développe la fonction herméneutique.

  Edmund Husserl fut le pionnier d’une nouvelle méthode de réflexion qui apparaît comme le principal mouvement de pensée de notre temps. Pour Husserl, toute connaissance n'est que l'auto-exploration de la conscience réflexive. On peut donc envoyer le monde au diable. Peu importe ce qu'est la chose en son essence.  Ce qui importe c'est ce qui apparaît à la conscience. La phénoménologie est "la science de ce qui apparaît à la conscience" (1).

 Au vu de l’importance qu’elle a prise au XXe siècle, la phénoménologie est à mettre au rang du cartésianisme du XVIIe, ou de l’empirisme du XVIIIe siècle. Elle succéde, en s’y substituant, au structuralisme des dernières décennies du XXe siècle.  

 On a coutume, pour expliquer la révolution méthodologique d’Husserl, de citer sa maxime : “aller aux choses même”. Évitons les malentendus. Husserl ne manifeste pas par cette expression un réalisme naïf, mettant fin au criticisme néo-kantien et à ses obsessions épistémologiques. Husserl propose seulement une méthode directement liée à un nouveau type de regard, où toute connaissance s’élabore comme l'auto-exploration de la conscience réflexive. Autrement dit la phénoménologie “procède descriptivement envers le contenu des vécus”. Le savoir phénoménologique est toujours un “savoir voir”.

 Si bien que la phénoménologie est essentiellement une affaire de regard. Elle ne s’articule pas sur une argumentation; elle n’analyse pas pour déduire, ni logiquement ni dialectiquement; elle “fait voir” la donation de sens de ce qui apparaît. Tout ce qui s’offre à nous, dans l’intuition originaire, doit être reçu pour ce que le phénomène donne. Pour Husserl il s’agit de convertir le regard dans la perspective de ce qu’il appelle la “réduction transcendantale” sans laquelle on ne profitera pas des possibilités les plus fondamentales de la méthode phénoménologique. Attention : la “réduction” ne réduit rien. Elle libère —”désentrave”, écrit Jean Greisch (2)— le regard de la pensée, dans la mesure où elle rend possible le discernement des significations intentionnelles. Car toute investigation porte sur les structures intentionnelles de la conscience, qui n’est que comme conscience de. Ainsi doit être comprise l’intentionnalité, premier grand axe de la phénoménologie de Husserl.

Comment décrit-on le rapport de la conscience avec le passé, le présent, l’avenir ? C’est un concept assez simple qui a l’avantage de remplacer la notion de la représentation mentale. L’intentionnalité désirante n’est pas nécessairement de type représentative.

 L’intuition est la seconde découverte de la phénoménologie d’Husserl. C’est la “faculté de l’esprit de deviner, sans éprouver le besoin d’entendement réflexif et analytique” Ce que la conscience cherche à travers ses opérations c’est de rencontrer la chose même. L’objet est un mot qui fait sens, qui évoque quelque chose. L’intuition, c’est l’acte de la conscience dans lequel s’effectue l’acte de la donation même. Je rencontre la chose “en chair et en os”, “en personne”.

 Il y a autant d’intuitions originaires qu’il y a de champ d’expériences. Je ne peux me servir de l’évidence d’un champ propre d’expérience pour l’imposer à un autre champ d’expérience. Chaque champ d’expérience est irréductible.

 Si, pour Kant, l’intuition catégoriale (3) se fonde sur le principe qu’ “il ne peut y avoir d’intuition que du sensible, dans l’espace et le temps”, et qu’il ne peut donc y avoir d’intuition d’essence, de classes, de genres etc., pour Husserl le concept d’intuition conserve sa valeur par-delà le sensible. Prenons l’exemple d’une promenade que nous ferions, dans Paris. Un attroupement se produit. On se dit spontanément :
- “Tiens, une manif!”
Le nominaliste explique:
- “Vous avez vu un individu, plus un autre individu, plus un autre individu, gesticulant etc..." Vous avez, par l'entendement, effectué une addition d’individus. Husserl, dans ce cas, opte pour l’intuition. Il prétend qu’on est toujours capable de percevoir d’emblée la forêt sans nous arrêter à la considération de chaque arbre pour les additionner ensuite et conclure qu’il y a une forêt; de même pour un troupeau, de même pour le groupe, etc. Nous voyons des généralités. Le concept d’intuition va donc au-delà du champ du sensible. Il n’y a pas d’intuition que du singulier, comme prétendent les nominalistes, mais du général.

 Le troisième grand fondement de la phénoménologie est que l’objet de l’intuition n’est pas une notion extraite d’une analyse des différentes formes du jugement. Mais une notion qui découle directement du concept d’intentionnalité. “Est a priori tout ce qui se fonde sur l’essence pure” dit Husserl.

 Parcours d’Husserl

 Les premiers travaux de Husserl sont techniques, consacrés à la philosophie des mathématiques. Husserl a reçu l’influence de Brentano, dont la question centrale est : “Y a-t-il un dénominateur commun entre les classes de vécu psychique de ma propre expérience ?” La question conduit à distinguer trois classes  fondamentales du psychique:
- le jugement;
- la représentation;
- les affects.

 Dans chacun de ces actes la conscience se rapporte à un objet intérieur. C’est la conscience intentionnelle ou l’intentionnalité. La psychologie empirique de Brentano véhicule l’idée de l’intentionnalité qui va ouvrir le courant phénoménologique de la philosophie.

 Husserl, qui a étudié près de Leipzig, capitale du rationalisme et du piétisme, prendra dès le premier volume de ces “Recherches logiques” le contre-pied du psychologisme qui voulait fonder la logique et tout expliquer à partir des lois de la psychologie. Dès le second volume, composé de six études dont les deux dernières jouent un rôle décisif dans l’invention de la phénoménologie, Husserl préconise d’ “aller aux choses mêmes”. La phénoménologie s’annonce dès lors comme l’attitude qui nous porte à considérer la manière dont notre conscience vit sa confrontation avec l’objet de connaissance. Le champ de la conscience se présente comme un ensemble de vécus. Husserl ne retrouve-t-il pas les apories de l’introspection ? Suis-je capable de me prendre moi-même comme objet d’investigation? La question reste un moment en suspens.

Comment a évolué la pensée d’Husserl ?

Un changement décisif s’est produit en 1907, à Göttingen. Husserl publie “L’idée de phénoménologie”. Il découvre la nécessité de remettre en scène le sujet —non empirique— du statut du regard, pas “moi”, mais un regard pur, désintéressé, un ego transcendantal. C’est l’entrée en scène du sujet transcendantal pour lequel comprendre le monde est synonyme de le constituer, de constituer sa signification. L’ego transcendantal doit pratiquer la réduction phénoménologique, mettre entre parenthèses le monde tel qu’il se présente à moi au niveau de mon expérience ordinaire. La réduction est un concept méthodologique. La mise entre parenthèses du monde tel qu’il se présente, c’est opérer “un changement de signes”, avoir un regard radicalement nouveau. Notre champ d’expériences, c’est finalement la conscience.

Essor de la phénoménologie

 L’âge d’or de la phénoménologie en France se situe dans la période qui va de 1940 à 1960, avec pour principaux représentants  J.P. Sartre et M. Merleau-Ponty. Vers 1975 surgit la mode du structuralisme avec les disciples de Ferdinand de Saussure : Lévi-Strauss et Althusser. Trois générations de philosophes phénoménologues se succèdent alors, parmi lesquels Emmanuel Lévinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, J.F. Courtine, Françoise Dastur, Claude Romano. La France compte de nombreux disciples d’Husserl dont Paul Ricœur rappelle que “la pensée est moins une doctrine qu’une méthode à exploiter”.

Gérard LEROY, le 6 octobre 2008

  • (1) Le terme même de phénoménologie apparaît au XVIIIe siècle (J.H. Lambert) pour désigner la doctrine de l'apparaître. "Apparaître" et "être" sont alors appelés à être distincts. Hegel fut le premier philosophe à envisager l'élaboration des figures phénoménales de la conscience que l'esprit doit examiner pour atteindre le savoir absolu. La Phénoménologie de l'esprit, de Hegel, est une étude et donc une science de l'expérience de la conscience. Chez Husserl l'expérience est celle de la conscience intentionnelle. Celle-ci, foncièrement subjective, peut-elle être rigoureusement scientifique ? C'est la question que s'est posée Husserl tout au long de son œuvre.
  • (2) cf. Pascal Dupond et Laurent Cournarie, Phénoménologie : un siècle de philosophie, Éditions ellipses 2002.
  • (3) cf. E. Kant, Critique de la raison pure.