Pour les amis et pour tous les lecteurs de questionsenpartage

La 798e a porté sur l’origine du mal, la 799e sur notre vacuité politique, voici la 800e chronique de notre site, qui témoigne d’une perception de l’Église de France aujourd’hui. J’ai le plaisir de vous réserver cette  chronique en hommage amical.

Je confiais un jour à mon évêque que les enfants s’emmerdaient à la messe. Il rétorqua aussitôt : « Vous croyez qu’il n’y a que les enfants ? ». L’obsolescence de nos liturgies fait fuir, observe le sociologue Jérôme Fourquet. Certains prêtres pensent qu’ils peuvent attirer par le décorum, une liturgie ronflante, des défilés de mode, des gestes théâtraux, de longs sermons parfois soporifiques, parfois moralisants, parfois les deux. Avec tous ces artifices les gens et surtout les enfants, pensent-ils, viendront à l’église ! Pur angélisme !

Jésus, lui, fait sauter les rites de pureté (cf. Mc 7, 1-4). Il empêche ainsi que le groupe se referme sur lui-même car les rites créent des clivages. Avant de manger, les pharisiens se lavent rituellement les mains, jusqu’au menton. Jésus, l’indiscipliné, ne le fait pas (Mt 15, 1, 2). Et d’ajouter : « Malheur à vous qui êtes spécialistes de la Loi (…) Vous n’êtes pas entrés, et ceux qui entrent, vous essayez de les en empêcher ! » (Lc 11, 52). « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 27).

Un prêtre m’a confié un jour cette absurdité : « Le monde passera, la liturgie ne passera pas ». La focalisation sur la liturgie « idolâtre celle-ci jusqu’à défigurer Dieu » a écrit le dominicain Adrien Candiard. Quand la liturgie devient culte, comme une fin en soi, on se concentre sur le rituel et on renvoie Dieu sur la touche.

L’Église a toujours balancé entre la forteresse et le terrain vague. Or, elle a pour vocation d’aller au monde. La foi, écrivait Urs von Balthasar, n’a de sens que si elle s’exprime avec les hommes, avec la vie, avec l’histoire. Claude Geffré, lui, soulignait que toute théologie fondamentale rassemble une herméneutique de la Parole de Dieu et de l’existence humaine. Nous avons à déchiffrer le sens des énoncés de la foi en fonction de l’expérience historique et culturelle de l’homme d’aujourd’hui.

La vocation de l’Église n’a pas de sens si elle refuse le contact avec les hommes et les femmes d’ici et maintenant. Les religieux, religieuses, les laïcs doivent cesser de s’embastiller derrière le pont-levis de leur forteresse.

« Frères, qu’allons-nous faire ? » (Ac 2, 37).

Il est urgent que l’Église redécouvre et réanime le sens de la liberté responsable des laïcs chrétiens, dans les entreprises, les syndicats, les universités, les médias, les partis politiques. Les chrétiens ont à s’exprimer dans un monde qui canonise l’état réfractaire à toute transcendance. Cette situation exige le dialogue avec ce monde nouveau et d'inventer des formes ecclésiales nouvelles.

Il est urgent enfin de témoigner de la Parole de Dieu, réhabiliter la priorité de l’Évangile et de se faire témoins de l’Espérance qui nous est donnée. Il faut pour cela dé-cadenasser ce monde sécularisé sous l’emprise du positivisme et dé-cléricaliser l’Église. « Le prêtre n’eucharistie pas seul, mais le peuple avec lui » disait saint Jean Chrysostome. Le chantier majeur, selon la sociologue Danièle Hervieu-Léger, est de démonter le « système clérical, au principe des abus de toutes sortes et de leur occultation par l’institution » (cf. Le Monde du 20/10/2021).

Notre dynamique de liberté est, aujourd’hui plus que jamais, requise, développant la capacité de formuler un projet, réalisable, en phase avec l’histoire présente. Il y a des « processus de maturation de la liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie » (Amoris Lætitia, 261). La grâce de Dieu se reconnaît à ce qu’elle permet un « parcours dynamique de développement et d’épanouissement ». « Deviens ce que tu es, chrétien, par ton identification avec le Christ  à ton baptême », disait saint Paul.

Notre époque, dit-on à l’envi, est en crise. Le pape François nous rappelle la conscience qu’il faut en avoir et la responsabilité que ces crises suscitent. Nous avons oublié de discerner, différencier les dimensions temporelles les plus élémentaires parce que, somme toute, nous avons perdu la boussole. L’homme de l’ère atomique sait qu’il peut améliorer matériellement son existence. Mais sa vie spirituelle, ses amours, ses tourments, son passé, tout ce qui fait son histoire réelle, passe au second plan derrière nos calculs. Notre époque s’enivre de ses progrès.

La situation appelle au discernement. La dynamique du discernement s’inscrit dans une perspective reliée à l’efficience de l’Esprit-Saint. La grâce divine et la croissance humaine cheminent ensemble, tandis que la prévision scientifique impose au futur d’être conforme à ce que nous les hommes voulons qu’il soit. La science, par essence projective et anticipative, a oublié la considération qu’il convient d’accorder aux extases temporelles. Dès lors, l’individu n’est-il plus que l’instrument d’un univers scientifique. Le futur de la science est à la portée de ses calculs. Elle invente le futur à partir de son présent, qu’elle pétrit comme de la pâte à modeler. Jusqu’à nos enfants que notre modernité ne considère qu’en fonction de nos prévisions qu’animent nos angoisses inavouées et nos songes d’une libération de notre finitude.

Que faire ? Osons.

Osons nous remettre en question. Osons le vrai dialogue, osons confronter nos convictions à d’autres vérités difficilement conciliables avec les nôtres. Il s’agit de penser la pensée d’autrui, comme par empathie, sans nécessairement la partager. Et si la compréhension s’envisage, c’est en raison d’un présupposé que les consciences s’inscrivent sur un même horizon, la vérité, et que la vérité se fraie un chemin à travers l’échange et le dialogue.

Nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses questionneurs. En cela nous accomplissons un retournement contre la composante de violence de la conviction. Ce qui nous protège des discours simplistes des sergents recruteurs abêtis par les fondamentalistes de tous bords.

Notre République s’établit sur une trinité placardée sur les frontons de nos édifices publics : Liberté, égalité, fraternité. On glose à l’infini sur la liberté et sur l’égalité. Reste la fraternité. L’Église la prêche et la vit et entend les quolibets dès lors qu’elle invite à la charité. Osons citer les exemples édifiants des œuvres de charité commises par les chrétiens. La fraternité dérange ? Ce n’est pourtant ni un vœu pieux, ni un bon sentiment qui donnerait bonne conscience. C’est une manière de faire société. Que l’Église ose le dire et dire la part qu’elle prend dans la paix toujours à construire.

Être facteur de paix ce n'est pas se terrer dans un pacifisme mièvre et attendre bêtement le futur. Il faut se préparer à s’engager, laïcs et prêtres, dans une fraternité active et féconde, là où nous sommes. Il s’agit de participer à l’instauration d’une pratique cordiale de l’altérité. À ce signe, dit Jésus sur le mont des Béatitudes, nous serons appelés fils de Dieu.

La fraternité est aujourd’hui en panne. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. C'est comme si l’âme collective de la France, ce mythe nécessaire qu’on appelle la « République », était en train de se dissoudre, pour faire advenir une mythologie républicaine où les héros ressemblent parfois à des monstres.

Osons rebâtir.

Gérard Leroy, le 9 septembre 2022