Pour Dominique Leviel et Fr. Charles, en hommage amical

   Pas loin de Nietzsche qui percevait l’homme comme un « être vengeur », Eric Weil (1) a identifié l’homme comme « être violent ». Qu’est-ce qui fonde la violence ? Le complexe, la frustration, le ressentiment d’injustice, le manque à être et l’absence de reconnaissance ne sont ils pas les ingrédients qui fondent la violence ?

Le ressentiment d’injustice est souvent la cause de l'absence de toute règle de vie sociale. La violence l’exprime, se développe, oubliant le devoir, la force d'âme, le discernement, la magnanimité, la responsabilité. La participation à un mieux-être social requiert une responsabilité que ne favorise guère l’individualisme, développé sous l’effet d’une éducation qui ignore autrui, une personnalisation de nos têtes blondes qu’on a couronnées « roi », plutôt que «  serviteur » et qui entraîne les individus à devenir « des agglomérations de sujets étrangers les uns aux autres, compétitifs et mutuellement hostiles » (2).

La politique moderne est violente en ce qu’elle ne s’appuie pas sur des arguments ou des idées, mais sur « des rancunes, des sentiments instinctifs ». C’est là le désastreux fait du pouvoir et des honneurs, qui génèrent l’attrait pour les bénéfices espérés d’une corruption endémique.

La légitimité du pouvoir d’ « en-haut » bat de l’aile. L’équilibre avec le pouvoir d’ « en bas », ne peut s’envisager que lorsque les individus cultivent la conscience collective d’une histoire présente commune. La légitimité du pouvoir, « qui ne peut être reconnu que s’il est digne de confiance » (Olivier Mongin, La Croix du 25/4/2023), entraîne sa crédibilité. Or, toute pratique verticale impérialiste oublie la situation sociale présente. Le schéma vertical implique la reconnaissance, celle du « bas » par le « haut ». Chaque citoyen participe au fonctionnement de la société —le boulanger, l’infirmière, l’instituteur, la violoniste, le poète ou le notaire—. Chacun aspire à être reconnu, avant qu’on exige de sa part le respect de celui à qui a été conféré l’autorité.

L’opinion évitera la violence inutile en étant formée. L'opinion soumet trop le processus politique à sa loi que gouverne le coeur plutôt que l’esprit. Il lui faut apprendre à respecter des règles en vue d’un consensus qui dépasse les guerres allumées par la « discut’ » paresseuse plutôt que l’exigeant dialogue. Tout est rendu possible dès lors que les gens reconnaissent et cultivent l’envie de vivre ensemble.

La Cité court aujourd’hui tout droit vers l’oligarchie ploutocratique. La manière de faire de la politique, au coup par coup, mobilise alors pour des combats à la petite semaine, nourris par des passions oublieuses du Bien commun, mettant les énergies politiques et individuelles sur l'autel de la compétition socio-économique. Nous sommes invités à réhabiliter la prévalence du bien commun (3). « La grandeur politique se révèle précisément quand on œuvre en pensant au bien commun à long terme » (4). Quel projet à long terme peut s’élaborer quand on est pris dans la tourmente d’une bataille de chiffonniers, dont les uns déversent une bile nauséabonde et haineuse contre l’hérétique qui ose s’opposer ? Tout cela éloigne d’une réflexion sur un horizon lointain, qu’on ne regarde pas.

On a posé la question : la crise n’est-elle pas liée à l’abandon de toute référence à Dieu et le fait « d'avoir piétiné le caractère sacré de la personne humaine, au centre de l'ordre social » (5). À repenser.

De la démocratie délibérative

Deux penseurs, un américain et un allemand, proposent  d’associer un gouvernement à la pratique de la délibération collective. Le sujet ne date pas d’hier, qui promeut la faculté de chacun de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire. Ainsi Aristote définissait-il le citoyen (6), préconisant la réunion de tous à l’Assemblée, afin qu’en délibérant les citoyens choisissent les lois de la cité. Les fondateurs des régimes parlementaires modernes, eux, voient dans un corps délibératif l’un des traits distinctifs, et avantageux, du système représentatif.

L'idée principale de la démocratie délibérative, inspirée par les théories de John Rawls et de Jürgen Habermas (7), est qu'une décision politique est légitime lorsqu'elle procède de la délibération publique argumentée de citoyens égaux. Les théoriciens de ce paradigme voient dans ce type de délibération le fondement de la légitimité proprement démocratique des décisions politiques. Ce tournant s’est esquissé vers le début des années 1980 en même temps que les théories économiques, déjà hégémoniques, renonçaient à croire en la capacité des citoyens de concilier le bien commun avec des intérêts particuliers. Or, les conceptions délibératives veulent enraciner la démocratie dans la capacité individuelle à délibérer sur les affaires communes retenant à la fois l’autonomie politique de chacun des citoyens et le bien commun à tous. Challenge !

La démocratie peut-elle être délibérative ? Aujourd’hui, les débats publics sont propres au parlement. Exclusivement. Le régime auquel tend la démocratie délibérative suppose un rassemblement exercé par un ensemble de citoyens égaux. Égaux ? Rassemblant le jeune avocat sophiste et rhéteur, le boutonneux timide, le professeur frustré, celui qui sait tout sans réfléchir, celui qui ne sait rien mais qui a un point de vue sur tout ?

Ce mode de prise de décision exige que soient confrontées les capacités raisonnables d’adopter, de corriger ou de rejeter les choix envisagés. En délibérant, en argumentant, chacun présente ce qu’il estime être dans son intérêt. Pour qu’elle soit source de légitimité, la démocratie délibérative doit avoir de bonnes raisons, avant d’obéir aux décisions collectives, d’affronter la question : la délibération publique entre citoyens « égaux » peut-elle être le fondement de la légitimité proprement démocratique de décisions politiques ?

Alors que la littérature récente s’est concentrée sur la dimension procédurale, engendrant la tension entre son ambition inclusive et sa nécessité épistémique (connaissances nécessaires à une réflexion), ou s’interrogeant sur l’articulation des processus délibératifs aux dispositifs participatifs, il convient de revenir aux fondements d’un paradigme ambivalent, dont les partisans sont loin de s’accorder sur les raisons pour lesquelles la démocratie doit être délibérative.

N’est-il pas naïf en effet de vouloir rassembler le notaire, la pianiste, le pharmacien, la couturière et Monsieur Pignon pour aborder les théories « économiques » de la démocratie,  les choix sociaux , délibérer d’un programme d’éducation etc ? En démocratie, l’acte essentiel est un acte privé effectué dans le geste individuel et secret de l’isoloir . Le but de la politique est alors de parvenir, grâce à l’agrégation des choix privés exprimés par le vote, à un compromis optimal entre des intérêts privés divergents. L’acte politique consiste à engager un débat public avec pour ambition de créer un consensus dont la règle sera subordonnée à un critère de vérité fondamentale, donc à l'attachement à des vérités et à des idéaux profonds et partagés. Le forum ne peut pas être réduit au marché .

Risquons-nous à proposer que la démocratie délibérative soit complémentaire de la démocratie représentative. Sur le modèle de l’exemple récent d'application, en France, de la Convention citoyenne pour le climat.

 

Gérard Leroy, le 29 avril 2022

(1) cf. Éric Weil, Philosophie politique, Vrin

(2)  Mgr Gallagher, Leçon sur « Les trois maladies» des démocraties modernes, donnée au Vatican le 27 mars 2023

(3)  cf. Laudato si’, n° 157 & 196

(4)  id. n° 178

(5)  Mgr Gallagher, op. cit.

(6)  Aristote, Les politiques, III, 1, 1275b20

(7) La raison publiquein J. Rawls, Libéralisme politique, trad. Catherine Audard, Paris, PUF, 2001 ; Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant, nrf Essais, 2022.