Une réflexion de Xavier LARÈRE

   L'exemple des deux autres religions monothéistes pourrait-il favoriser l'acceptation de la démocratie par l'Islam?

1)    Le judaïsme n'a eu se poser le problème de sa compatibilité avec la démocratie que lors de la création de l'État d'Israël en 1948. Les fondateurs ayant décidé de créer un État laïque, le choix d'un régime démocratique a été unanime. La montée en puissance d'un parti religieux fondamentaliste risque peut-être de poser à terme quelques problèmes compte tenu de ce que la religion juive comporte de nombreuses règles s'appliquant à la vie civile, même si c'est dans une moindre mesure que l'islam.

Le risque de voir Israël abandonner la séparation du temporel et du spirituel au profit du règne du Talmud et des 613 commandements, parait cependant minime compte tenu du poids et de l'influence des communautés juives occidentales et tout spécialement de l'américaine, qui ne manqueraient sans doute pas de s'y opposer.

D'un autre côté, l'Islam pourrait avoir intérêt à étudier comment la religion juive a résolu le problème posé par les archaïsmes de la Bible.

2) La branche protestante du christianisme a assez rapidement admis la démocratie, en moins de deux siècles, aidée par l'éclatement de la Réforme en de nombreuses sous-branches et par la création des États-Unis d'Amérique directement en démocratie.

3)    C'est peut-être parce que le catholicisme, du fait du goût de la papauté pour un pouvoir temporel de style monarchique et de sa peur d'une modernité basée sur l'autonomie de l'individu, a mis si longtemps à accepter la démocratie qu'il pourrait être bien placé pour accompagner l'islam, ou plutôt lui servir de partenaire.

 

C'est l'intuition fondamentale de Claude Geffré dans son livre "Le christianisme comme religion de l'Évangile": " Le christianisme et l'islam commencent à comprendre qu'ils ne peuvent justifier leur prétention à l'universel qu'en épousant les grandes causes qui sollicitent tous les hommes de bonne volonté : le combat pour la justice, la défense et la promotion des droits de l'homme, la sauvegarde de l'environnement, le respect de la vie, le souci des plus défavorisés". Et, pour compenser aux yeux de l'islam la renonciation à la confusion des pouvoirs spirituel et temporel, pourquoi ne pas proclamer ensemble, le devoir et le droit des religions d'apporter une dimension spirituelle, à tout le moins éthique, au débat démocratique.

On pourrait aussi proposer un inventaire commun et contradictoire des avantages et des inconvénients, pour les peuples de la Méditerranée qui les ont subies, des conquêtes musulmanes dans un premier temps et de la colonisation occidentale dans un deuxième temps. Et pourquoi pas un manuel d'histoire commun ?

Mais s'il est vrai que l'Europe est sans doute le laboratoire où cette évolution pourrait advenir, et qu'il existera peut-être demain une majorité silencieuse qui l'acceptera, qu'en sera-t-il de l'islam africain et de l'islam asiatique, dont les évolutions semblent diverger, le premier montrant peu de goût pour la démocratie, le second en acceptant le postulat, parfois au pris d'une vive contestation interne ?

Au Moyen-Orient, la situation est mouvante, presque de jour en jour, nous l'avons vu pour la Turquie, pour l'Égypte, pour la Tunisie, pour l'Iran.

Ce qui semble avisé, c'est de ne pas précipiter les évolutions de chaque peuple et de ne surtout pas intervenir de l'extérieur. Il est vrai que des régimes islamiques peuvent être portés au pouvoir par des élections à peu près libres et honnêtes. Cela serait arrivé en Algérie si l'armée n'était pas intervenue. Faut-il approuver les coups d'état militaires, ou les interventions extérieures ? Comme cela a été le cas de la "doctrine Kissinger" pour endiguer le marxisme, spécialement au Chili ? (N'oublions pas que Marx, sûr de la perfection et de l'attrait du communisme, était persuadé que celui-ci serait porté au pouvoir par des élections libres dans des pays évolués...) Faut-il laisser des expériences se faire, des pays islamistes faire faillite (sauf pétrole...), dussent les peuples en payer un prix élevé ? Peut-on imposer à tous ces pays un système politique, "le moins mauvais à l'exception de tous les autres"? Le catastrophique et très couteux échec des États-Unis en Irak, et celui à venir de l'Afghanistan, doivent faire réfléchir.

Nous nous limiterons donc à l'Europe et plus particulièrement à la France. Si l'on veut accompagner une possible acceptation de la démocratie par l'Islam qui puisse avoir valeur d'exemple et force d'entraînement, fermeté et ouverture sont également indispensables. Au titre de l'indispensable fermeté : traiter toutes les religions sur un pied d'égalité : la République n'a pas à s'adapter aux religions quelles qu'elles soient, ce sont aux religions à s'adapter à la République. Pour la religion et pour la langue, l'islam et la langue arabe doivent être traités comme l'ont été ces marqueurs identitaires des précédentes vagues d'immigration, italienne, espagnole, portugaise. N'accepter aucune forme de polygamie, ni de mariage forcé. Être attentif à l'influence des grandes chaines satellitaires telle Al-Jazira, qui mobilisent les émotions de spectateurs, surtout les jeunes, au nom de principes religieux sans tenir compte des valeurs que nous jugeons universelles.

Au titre de la nécessaire ouverture : faire valoir l'apport de la liberté individuelle, y compris pour les femmes, de l'état de droit, de la justice non confessionnelle. Souligner avec Soheib BENCHEIKH, l'ancien mufti de Marseille, que "En France, les musulmans bénéficient d'une absence de mainmise politique sur l'expression religieuse...et l'islam retrouve son statut initial lorsque minoritaire et éloigné du pouvoir, il redevient un message, l'affaire des convaincus". Souligner aussi avec Mustapha CHERIF que la liberté de création qui règne chez nous permet à tous les créateurs musulmans de donner leur pleine mesure. Étudier l'apport possible de la finance islamique à notre quête d'une finance régulée et au service de l'économie avec ses deux postulats: toute opération doit être adossée à un actif tangible, et on ne vend pas ce qu'on ne possède pas. Éviter le piège des interdits tel celui des signes religieux visibles. Mettre en relief que ce que les arabes, les berbères, les africains, ont en commun, ce n'est pas seulement l'islam, mais c'est aussi leur expérience de la France et de sa civilisation. Que cette dernière, grâce à sa laïcité, est une chance pour les religions auxquelles elle offre liberté d'expression et sécurité pour leurs relations entre elles, à condition que cette laïcité de devienne pas une religion teintée d'intolérance.

Les évolutions fondamentales souhaitables ne pourront être faites que par les musulmans eux- mêmes. Mais ce sera probablement par des marginaux, des éclaireurs, qui seront combattus par les pouvoirs religieux, et connaîtront peut-être le sort de Spinoza.

Il existe sans doute une majorité silencieuse dont la connaissance des textes en jeu est limitée, la pratique souvent réduite au ramadan et dont l'intégration est en très bonne voie, sinon tout à fait réussie. On peut penser qu'avec le renouvellement des générations, cette majorité trouvera naturel l'autonomie du temporel, du politique par rapport à la religion et comprendra que le Coran, tout en conservant un caractère saint et sacré, n'a pas été dicté par Dieu, que Celui-ci ne peut pas avoir voulu que les hommes vivent éternellement comme au moyen-âge. On devrait aussi pouvoir compter sur les effets positifs qui accompagnent le développement économique de nombreux pays musulmans, notamment pour l'éducation des femmes. On peut enfin espérer que le dialogue interreligieux, qui semble être bien engagé, fera prendre conscience d'une possible fraternité entre tous les croyants en un dieu unique.

Je conclurai sur quelques mots très simples: lucidité, patience, vigilance, confiance, espoir, mais sans pouvoir dire combien de temps... il faudra au temps.

 

Xavier Larere, 25 avril 2014