Né vers 1290 dans le comté de Surrey, au nord de Londres, Guillaume d’Ockham suit des études à Oxford, enseigne, commente les Sentences du Lombard. Entré dans l’ordre des Frères Mineurs, autrement dit des Franciscains, il a à peine plus de vingt ans quand une plainte portée contre lui par le chancelier l’oblige à se rendre à Avignon pour en référer au pape. Assigné à résidence, il est alors frappé par le goût ostentatoire pour la puissance politique et par l’étalage de luxe impudent de la cour pontificale.

L’ordre des Frères Mineurs a été inspiré en 1209 par François d’Assise, par réaction contre la puissance grandissante de l’argent dans la société ecclésiastique et dans la société civile. Jean XXII entend corriger la manière adoptée par ces moines pour vivre dans la pauvreté. Ockham et les Franciscains acquièrent, de leur côté, la conviction que les bulles du pape Jean XXII sur ce sujet sont contraires à l’enseignement de l’Église.

Rien d’étonnant à ce que des conflits éclatent. Quatre Franciscains sont brûlés, à Marseille, au printemps 1318. Trois ans plus tard la querelle rebondit lors d’un procès devant l’inquisiteur, à Narbonne.

La question “brûlante” des Franciscains est de savoir si les fondateurs de l’Église —à savoir, le Christ et ses disciples— ont conservé quelque bien propre durant leur mission, ou bien s’ils s’en sont défaits pour pratiquer la pauvreté absolue, comme le font les Franciscains. C’est là-dessus que doit se fonder le statut matériel de l’Église. C’est là-dessus aussi qu’on discute du droit de propriété des laïcs. Des Franciscains radicaux sont condamnés. Ockham, le ministre général des Franciscains et quelques autres religieux, persuadés que Jean XXII a versé dans l’hérésie, s’enfuient d’Avignon, en 1327, rejoignent Louis de Bavière à Pise, en attente de son couronnement à Rome. Et là, comme si les démêlés avec un pape ne suffisaient pas, et pour ajouter un peu d’huile sur le feu, Louis de Bavière dote la bonne ville de Rome d’un antipape (1).

Guillaume d’Ockham suit Louis de Bavière à Munich. L’empereur et le moine font bon ménage. Ockham goûte son plaisir à rédiger des ouvrages sur le rapport de l’Église et des royaumes. Il ne cesse de proclamer l’indépendance de l’empereur, au motif que l’empire est une communauté universelle, et que l’humanité n’a pas attendu la naissance de l’Église pour se faire gouverner par un Empire. Tout cela n’est certes pas du goût d’Avignon auquel Guillaume d’Ockham récuse les pleins pouvoirs. Les “théocrates” de la papauté cultivent l’idée d’une souveraineté absolue du pape, sur l’Église et sur le monde. Ockham s’insurge. C’est de Dieu que les hommes tiennent leurs droits, non d’un tyran —fût-il pape— qui prétendrait avoir délégation de l’autorité du Christ! De quel droit, d’ailleurs, son vicaire pouvait-il se prévaloir d’une souveraineté que le Sauveur lui-même avait déclinée (2). Si le Christ a choisi de n’avoir aucun droit de propriété sur les biens et les êtres la papauté ne peut prétendre en avoir sur les royaumes !

Les thèses politiques développées par le moine rebelle contre Jean XXII confortent l’empereur dans son opposition au Souverain pontife. Ockham apporte à l’empereur, en même temps qu’un talent de polémiste contre le pouvoir usurpé de l’Église, une réelle compétence sur les statuts respectifs de l’Église et l’État, et sur leurs relations.

Chemin faisant, les rapports de forces s’inversèrent. “De l’indépendance du roi au temporel, on est parvenu à une prédominance du roi sur le spirituel.” (3)

Si l’esprit d’Ockham semble préoccupé par la lutte contre les papes à Avignon, il ne se  laisse cependant pas emprisonner dans le ring ecclésio-politique. Les notes de son enseignement à Oxford le révèlent d’abord comme un théologien critique de la philosophie, rigoureux, voire intransigeant.

Il reprend la question des universaux, se fondant sur le fait que la connaissance immédiate du singulier n’est pas seulement sensible, elle est intellectuelle et intuitive. On abandonne ici les théories aristotéliciennes de la connaissance. Si l’esprit ne connaissait pas le singulier, il ne concevrait que des notions universelles et il n’y aurait aucune possibilité de connaître un existant réel.

Alors que la question des universaux semble close, Guillaume d'Ockham n’a pas fini de régler ses comptes à la philosophie. Il n’a pas d’autre credo que celui proclamé par tous les chrétiens de la planète, qu’ils soient franciscains, dominicains ou laïcs. Il croit en effet en un seul Dieu, le Père tout-puissant. Cette foi opère comme principe d’adhésion à l’existence de Dieu. Croyant au Père tout-puissant il serait absurde de se demander s’il existe, “ce qu’on ne peut savoir avec évidence”. En revanche on peut déduire de sa toute-puissance que tous les actes lui sont possibles, qu’il est souverainement libre de faire ce que sa volonté toute-puissante veut, qu’il sait tout de toute éternité.

La foi peut ainsi revendiquer des possibilités interdites à la philosophie. Par exemple, Guillaume d’Ockham reconnaît à la foi sa capacité à nous renseigner sur notre destinée, sur le caractère immatériel de l’âme, son immortalité, alors que la philosophie ne saurait rien démontrer de tout cela. La révélation seule est, si l’on ose dire, révélante. Elle nous communique, par la foi, ce qu’il en est de Dieu, de son omniscience, de son omnipotence.

Guillaume d’Ockham est un empirique radical, qui ne nie pas cependant qu’il y ait un ordre du monde, mais il affirme qu’aucune causalité n’est nécessaire, et toutes ne se constatent que lorsqu’elles existent. C’est alors seulement qu’on peut constater qu’elles exercent les unes sur les autres des actions causales. Du coup, pour cause d’absence de cause nécessaire, s’évanouit l’échaffaudage philosophique de l’existence de Dieu. La révélation suffit. C’est ce qu’a toujours déclaré Guillaume d’Ockham, jusqu’à sa mort, en 1349. L’adhésion au mystère chrétien n’est permise que par la révélation et en découle. C’est la révélation qui nous apprend que Dieu peut ce qu’il veut, tout ce qu’il veut, que ses décisions sont justes parce qu’il est lui-même justice en plénitude. S’il illumine un persécuteur et le sauve, tel Paul de Tarse sur le chemin de Damas, c’est que telle est sa volonté juste. La toute-puissance de Dieu est un défi à la raison humaine; elle est antérieure à toutes les réalités; elle est plus radicale que tous les principes.

Les thèses de Guillaume d’Ockham ne sont pas innocentes de l’approche de la grâce et de la justification par Martin Luther. Pour Ockham, est sauvé l’homme que Dieu justifie et enveloppe de sa grâce. La grâce fructifie les œuvres et fait abonder l’amour pour Dieu. La justification pose un problème à Luther, et plus encore le poids des obligations qui découlent de la grâce. L’homme est trop “petit-bras”, si l’on peut dire. Pécheur justifié aux yeux de Dieu mais non guéri, l’homme se trouve confronté à des exigences nouvelles s’il veut se maintenir dans le peloton des sauvés. La justification par la foi paraît une vive critique des théories de Guillaume d’Ockham, trop exigentes sur les œuvres.

Voilà bien le sujet théologique qui va séparer catholiques et protestants. Jusqu’à la Déclaration commune des luthériens et des catholiques sur la justification, en l’an 1999 !

 

 

G. LEROY, le 30 mai 2008

 

  • (1) La désignation d’un anti-pape fait suite à l’excommunication de Louis de Bavière. L’empereur fit publier un manifeste rédigé par deux universitaires parisiens accueillis à sa cour, pour une laïcisation du pouvoir politique. L’Église y était considérée comme association de fidèles du Christ et devait être distinguée d’une société sur laquelle l’Église ne possédait aucune souveraineté, ses fidèles devant “se soumettre aux princes du siècle.” Louis de Bavière était ainsi justifié pour déchoir Jean XXII et imposer l’élection de Nicolas V qu’il introduisit à Rome.  cf. J. Chelini, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, Ed. Arman Colin, coll. U, 1968, pp. 387-389.
  • (2) Pilate lui ayant demandé s’il était le roi des Juifs, Jésus lui répondit: “Ma royauté n’est pas de ce monde”. cf. Jn 18, 33-36.
  • (3) Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l'Occident médiéval, Ed. Arman Colin, 1998, p. 337.