Pour Roger,

  Ah oui, comment va la France ? Elle va mal, sans trop savoir où elle va. Sur qui compter ? Quand on ne sait pas où on va, on a de la peine à s’y faire accompagner. Comment se présente-t-elle ? 

Notre culture, d'abord, est façonnée par des siècles de rationalisme triomphant, amolli par une civilisation du bien-être où l’individu est tout et la collectivité n’est pas grand-chose, habituée par une paresse intellectuelle érigée en système à ignorer ce qui gêne nos certitudes jusqu’à oublier les racines de notre propre civilisation.

Alors qu’on se targue de l’héritage d’une pensée de “notre" siècle des Lumières, ce qui domine aujourd’hui, à peine masquées derrière les contorsions de l’intelligentsia, c’est la routine mandarinale et l’ignorance crasse du monde.

Quant à notre économie, là voilà cul-par-dessus tête, renversée par les lourds nuages de crédits dévalués, titrisés ou toxiques qui pèsent sur chacune de nos vies; des crédits privés dont l’empilement ne peut monter jusqu’au ciel; l'entassement des emprunts d'Etat venus à la rescousse; les lourds et anciens déficits publics. Le total donne le vertige.

Dans la crise actuelle, trois leviers sont à notre disposition pour  rétablir l’économie: l’augmentation des impôts, la réduction des dépenses publiques, la croissance économique. Nous voilà contraints de produire. Il faut créer  des richesses. C’est une activité honorable et utile. Pas un fallacieux prétexte de la convoitise patronale, mais un des leviers économiques indispensable qu’il est absurde considérer en termes psychologiques et surtout moraux.

Deux malheurs n’arrivant jamais seuls, voilà notre politique dépassée par l’inachèvement de l’Europe à 27, par sa soumission à l’hégémonie de l’économie, par les vers qui la rongent de l’intérieur. La politique recueille aujourd’hui les fruits de ses entêtements, de sa démagogie trop souvent corruptrice, de la concession légiférée du moindre travail, de la mise en place d’emplois bidon, de l’euphorie  festive à laquelle elle nous a fortement conviés, qui aveugle les peuples qui ne voient pas le « tiers état » du tiers-monde qui reluque avec envie le sort des plus pauvres de nos pauvres. Damoclès, cet autre euphorique voyant tout en rose, dut apprendre que l'Histoire est tragique, par son souverain qui fit suspendre, retenue par un seul crin de cheval, une épée au-dessus de sa tête. L’épée oscille aujourd’hui au-dessus de la nôtre.

Au climat politique délétère s’ajoute la vox populi qui crie plus fort que tout, et voilà que la “majorité silencieuse » fait désormais un boucan de tous les diables. En fait, l'opinion soumet de plus en plus le processus politique à sa loi que gouverne le coeur plutôt que la raison : au précipité émotionnel, au prestige de l'image. La politique se plie à la télé-réalité. L'allure, le ton des hommes nouveaux s'adaptent au pathos émotionnel : il leur faut séduire. Tel est devenu l’impératif.

Il existe dans tous les pays une force avec laquelle les gouvernements doivent négocier s’ils ne veulent pas être dépassés par elle, par ses pulsions, par ses caprices et ses passions, c’est l’opinion publique. Le suffrage universel n’est plus depuis des lustres la seule source d’expression de la volonté populaire. Et aujourd’hui, l’opinion publique s'est donnée un outil : la rue.
Les populistes l’ont bien compris et savent s'en servir. Le populisme, souvent lié à l’absence de lien social, favorisé par le repli sur soi des élites, prétend se passer des mécanismes formels de la démocratie représentative au profit d’un dialogue paternaliste, bon enfant, direct, entre le champion et le peuple. Le bonapartisme n’est pas loin, voire le fascisme, en tout cas la mise sur la touche de ceux que les champions ont promis de servir. "Le populisme, dit Julliard, est un problème qui se prend pour la solution"(1).

Certains ne voient d’issue que dans la réforme, ne conçoivent le bonheur que dans le chambard. On assiste alors à des combats à la petite semaine, nourris par des passions égoïstes oublieuses du Bien commun. Sans la vertu qui fait préférer les exigences du Bien public à celles de la réélection —et en France l’action politique cherche avant tout à éliminer l’adversaire plutôt qu’à construire—, la démocratie est décidément un bien fragile acquis. Si fragile que la dérive guette à tout moment. L’attrait des hommes pour les honneurs, le pouvoir et l’argent, entraîne tout naturellement les dirigeants politiques, solidaires pour la cause, au maintien de leur statut sans souci manifeste de l’intérêt collectif.

Quand le pays va droit à l’oligarchie ploutocratique, que la minorité qui le dirige s’oriente alors dans la corruption, la réaction ne se fait pas attendre et en appelle à la démocratie. Or n'oublions jamais que tout projet politique en démocratie se veut universel, pour chacun et pour tous. Les particularités de tous ordres, les corporations, le savent bien qui font entendre leurs revendications. En démocratie chacun peut s’exprimer, ayant a priori, et sur toutes choses —sur le juste et sur l’injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal—,  son opinion, sa petite idée. Ce qui pousse chacun à vouloir que son idée soit universelle, et donc que la réalité y soit soumise. “Mon bien à moi, c’est le Bien; la Justice, c’est ma justice etc”. Animé donc de cette volonté viscérale de se donner comme norme, chacun impose ses vues, de façon péremptoire, dogmatique bien souvent, bref de toutes les manières qui lui sont bonnes. Chacun voyant midi à sa porte entend bien qu’il soit midi pour tout le monde. Et qu’on se le dise !

Au cœur de cette cacophonie c'est au jour le jour que le chrétien, dans sa vie personnelle, doit relever les défis que lui présentent les temps présents. C’est au jour le jour qu’il lui est exigé d’engager sa responsabilité. C’est au jour le jour que le chrétien est appelé à mettre l’Évangile en application. C'est ici et maintenant, comme ce fut le cas hier et qu'il faut s'attendre aux même exigences demain, que l'Évangile de libération doit faire sa révolution.

Aussi serait-il temps de cesser de consacrer du temps aux futilités. Le téléspectateur se repaît des “affaires” qui lui sont abondamment décrites. Voilà que l’opinion est requise. L’exigence légitime de chacun à l‘égard du respect de la justice est autre chose que le voyeurisme obsédé par les contorsions des personnalités politiques tirant dans le sens qui les arrange. L’immaturité de l’opinion et l’irresponsabilité des politiques sont en rapport de réciprocité causale, illustré dans les “chères affaires” dont les politiques sont à la fois les acteurs et les jouets, et dont l’opinion est friande.

Il y a une urgence. Commençons par nous aimer. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. C'est comme si l’âme collective de la France, ce mythe nécessaire, était en train de se dissoudre. Pour faire advenir une mythologie républicaine où les héros ressemblent à des monstres.

 

Gérard LEROY, le 3 septembre 2010

 

  1. Jacques Julliard, Le malheur français, Flammarion, 2005