Article que le théologien Claude Geffré, op, nous offre de publier, et que je porte à l'attention du Frère Bernard Cerles, avec ma fraternelle amitié

Je voudrais plaider pour les chances du christianisme comme religion d'avenir non seulement dans le monde en général, mais dans nos sociétés européennes sécularisées et devenues postchrétiennes. Il est vrai que dans nos vieilles démocraties occidentales, l'Eglise catholique institutionnelle est devenue marginale. Elle ne définit plus les normes dans le domaine des pratiques et des croyances. On assiste à une dissociation des croyances et de l'appartenance. Et les valeurs de la tradition judéo-chrétienne se voient contestées au nom d'une modernité sous le signe de ce que le Père Valadier appelle « le conformisme libertaire », qu'il s'agisse du triomphe de l'argent, du mépris des plus faibles, du droit de tout montrer dans le domaine du sexe et de la violence, de la tolérance absolue en particulier du droit de chacun dans le domaine du couple, de la famille, de l'adoption, de l'avortement, de l'euthanasie… Mais je voudrais montrer que l'échec d'un certain catholicisme traditionnel ne signifie pas la fin de la capacité de résistance de la tradition évangélique du christianisme dans son affrontement avec la modernité.

    Il est vrai que plus de quarante ans après Vatican II, nous traversons actuellement une période étrange de la vie de l'Eglise. Le concile avait témoigné d'une avancée spectaculaire dans le domaine d'une nouvelle négociation avec la modernité : le droit à la liberté religieuse et le respect des autonomies du monde, l'œcuménisme, le dialogue interreligieux. Sous le pontificat de Benoît XVI, les forces les plus conservatrices de la Curie ont repris le pouvoir et par touches successives tendent à renverser la trajectoire de Vatican II. J'évoque simplement les signes les plus récents et les plus inquiétants : la nouvelle condamnation de la théologie de la libération à travers la personne du Père Jon Sobrino,  le Motu proprio qui redonne son plein droit à la liturgie romaine d'avant 1970, la manipulation du Document final de la Conférence du Celam à Aparecida, un nouveau texte de la Congrégation de la Doctrine de la foi sur l'Eglise qui ne fait que reprendre avec plus d'arrogance l'enseignement de la Déclaration Dominus Jesus d'août 2000 sur l'identification de l'Eglise corps du Christ avec la seule Eglise catholique, le texte récent Dignitas personae qui, vingt ans après Donum vitae, maintient les mêmes interdits en Bio-éthique.

    En dépit de cette crispation sur l'identité catholique, je fais confiance aux forces de l'Esprit et je voudrais dire pourquoi je parie pour l'avenir du christianisme au seuil du troisième millénaire. Je parlerai successivement de la vocation mondiale de l'Evangile, de la complicité entre l'humanisme séculier et  l'humanisme évangélique, de la responsabilité historique du christianisme pour nos sociétés européennes.

    1. La vocation mondiale de l'Evangile

    Le christianisme demeure la première religion du monde avec plus de deux milliards de fidèles. Et si nous assistons en Europe à un certain essoufflement de nos Eglises, nous devons prendre de la distance et de la hauteur à l'échelle du monde. L'avenir du christianisme ne se joue plus en Europe ni même en Amérique du Nord mais dans ces immenses continents que sont l'Amérique latine, l'Afrique et l'Asie. Et quand on déplore la désertification de nos églises, nous ne pouvons oublier la vitalité démographique et spirituelle des jeunes Eglises de ce que nous appelions le Tiers-Monde. J'ai tenu à souligner l'ambiguïté des nouvelles Eglises évangélique qui se multiplient. Mais à leur manière, elles témoignent de l'attrait universel de la figure du Christ et de la fraîcheur de l'Evangile. Elles font  aussi souvent la preuve d'une inculturation réussie dans des cultures étrangères à l'Occident.

    Or la chance de l'Eglise catholique au XXIe siècle, c'est la prise de conscience  croissante de la relativité de la culture occidentale qui fut la culture dominante de l'Eglise durant des siècles. Le message chrétien a été pensé et reformulé sous le signe de la tension entre Jérusalem et Athènes. Même si c'est encore balbutiant, l'Eglise comprend qu'elle doit prendre en compte un tertium quid à savoir l'autre non occidental qui n'est ni juif ni grec. De même que le christianisme naissant a surmonté la dualité du juif et du grec, il doit dépasser la dualité de l'occidental et du non occidental. Pour la première fois, à l'âge de la mondialisation, la mission au nom de l'universalité de l'Evangile pourrait ne pas coïncider avec l'emprise d'une culture dominante. Nous sommes ainsi convaincus de la vocation catholique, c'est-à-dire mondiale de l'Evangile qui doit pouvoir devenir le bien de tout homme et  de toute femme.

    En vertu du lien indissociable entre culture et religion, il sera de plus en plus difficile de réussir une inculturation du message chrétien dans d'autres civilisations que celle de l'Occident sans évoquer la rencontre avec une grande tradition religieuse. C'est pourquoi il y a un lien étroit entre la mission et le dialogue interreligieux. Mais le problème de l'inculturation se pose déjà en Occident. Nous sommes de plus en plus conscients du fossé entre le langage chrétien officiel et le langage dominant de nos sociétés européennes à la fois post-chrétiennes et même post-religieuses. Toute la question est donc de savoir si c'est l'Evangile lui-même qui est refusé ou le faux scandale d'un véhicule culturel complètement étranger aux hommes et aux femmes d'aujourd'hui. L'Eglise ne peut être fidèle à l'actualité de l'Evangile qu'en opérant une conversion et un discernement entre les éléments fondamentaux de son message et puis des éléments plus contingents qui relèvent de la culture gréco-romaine ou humaniste et classique à laquelle il s'est trouvé longtemps associé. La culture occidentale est une abstraction. Elle comporte une diversité de sous-cultures modernes et post-modernes sans parler de la pluralité des origines ethniques et religieuses de ceux qui ont acquis la citoyenneté française. Or la parole de l'Eglise doit rejoindre les uns et les autres au cœur même de leur existence.

    2. La complicité entre l'humain authentique et l'humanisme évangélique

    Nos sociétés européennes sont devenues post-religieuses dans la mesure où elles ne se réclament plus d'u fondement transcendant. Et la sécularisation a coïncidé avec l'avènement de la modernité comprise comme l'avènement d'un sujet pleinement autonome et une approche purement rationnelle de tous les phénomènes de la nature et de la société. Il est incontestable que les rapports du christianisme et de la modernité ont été des rapports d'exclusion réciproque. C'est surtout vrai du christianisme sous la forme du catholicisme romain. Dès le début du XVIII° siècle, le catholicisme s'est voulu résolument anti-moderne dans la mesure où la raison des Lumières sapait l'autorité d'une révélation surnaturelle et où l'avènement des sociétés démocratiques contestait directement l'autorité hiérarchique de l'Eglise. A la suite du Syllabus de Pie IX (1864) contre les libertés modernes, le catholicisme intransigeant fut la réponse historique qui voulait maintenir l'intégrité de la tradition chrétienne face aux prétentions de la modernité. Il a fallu attendre le concile de Vatican II pour procéder à des discernements et comprendre que la sécularisation ne s'identifie pas nécessairement au sécularisme, que la liberté de conscience ne compromettait pas fatalement les droits d'une vérité révélée et que la laïcité, c'est-à-dire la séparation de l'Eglise et de l'Etat, pouvait être la meilleure garantie d'une parole libre dans l'Eglise.

    Aujourd'hui, toutes les religions doivent relever le défi de la modernité. Or parmi les religions du monde, le christianisme dispose d'atouts considérables. Certains auteurs comme Marcel Gauchet en France et Gianni Vatimo en Italie qui réfléchissent sur le destin historique du christianisme observent que même s'il est vrai que depuis plus de deux siècles, le christianisme est la « victime » de la modernité, il fut en fait un « vecteur de modernité » si par modernité on entend en particulier l'émergence d'un sujet libre agent de l'histoire. Comme je l'ai dit plus haut, on peut définir le christianisme comme religion de la sortie de la religion. Mais il s'agit alors de la religion comme aliénation à l'égard d'une transcendance extérieure et comme force de cohésion sociale. Cette fin de la fonction sociale du christianisme n'entraîne pas nécessairement la fin du christianisme comme religion vécue, comme croyance individuelle, comme utopie mobilisatrice, comme dynamisme prophétique. Je partage volontiers l'optimisme du sociologue français Jean-Paul Wilaime quand il écrit : « C'est précisément parce que le christianisme est la religion de la sortie de la religion qu'il peut incarner aujourd'hui l'une des figures possibles de l'avenir de la religion ».

    Finalement, si je parie pour le christianisme comme religion d'avenir, c'est parce qu'il y a une réelle complicité entre le christianisme comme religion de l'Evangile et l'humain authentique. Il faut résister en effet au postulat typiquement moderne selon lequel il y aurait une contradiction fatale entre Dieu et l'humain authentique alors que la relation à l'Absolu peut être au principe d'un surcroît d'humanité pour soi-même et pour l'ouverture à autrui. Ce qui fait l'originalité du christianisme parmi les religions du monde, c'est le paradoxe de l'incarnation, l'avènement de Dieu dans l'homme. C'est l'inauguration la plus radicale d'une alliance, d'un pacte d'amitié entre Dieu et l'homme. « Plus Dieu est grand et plus les hommes sont grands » ! Jésus dans sa réinterprétation de la religion d'Israël a mis fin à la violence du sacré, non seulement le sacré des sacrifices rituels, mis le sacré d'un Dieu encore violent, un Dieu Tout Autre qui se définit en termes de toute puissance, de perfection et d'éternité. Si le christianisme est fidèle à la  religion de Jésus, alors il est une religion d'avenir parce qu'il rejoint en tout être humain l'aspiration à se libérer de toute violence y compris la violence du sacré.

    De plus en plus, le « retour du religieux » dans le monde contemporain nous invite à réviser les théories habituelles de la sécularisation dans la mesure où celle-ci n'est pas nécessairement synonyme de déréligiosisation(Cf. Danièle Hervieu-Leger). Autre chose est d'affirmer la laïcité de nos sociétés, le dépérissement de beaucoup d'institutions chrétiennes, la perte d'influence morale et culturelle des Eglises et d'en conclure que l'homme de la modernité n'a plus le sens du sacré et est devenu totalement irréligieux. Certains interprètent le « retour du religieux » comme le choc en retour d'une modernité qui n'a pas tenu ses promesses. Mais on peut aussi le comprendre comme l'expression de la modernité elle-même si par modernité, on entend l'aspiration constante à un plus-être. Certains sociologues parlent volontiers à son propos d'ultra-modernité. Celle-ci ne désigne pas moins de religieux mais du religieux autrement. Il s'agirait d'un vaste mouvement de réenchantement du monde et de l'homme et du dépassement de l'opposition fatale entre la foi religieuse et la raison.

    3. Le dynamisme prophétique de l'Evangile dans une situation de pluralisme

    Le défi du pluralisme religieux nous invite à réfléchir sur la singularité du christianisme comme religion de l'Evangile. Qu'est-ce qui est le plus important dans la religion chrétienne ? Un ensemble d'objectivations doctrinales, un ensemble de pratiques et de rites ou bien la puissance imprévisible de l'esprit du Christ ? C'est dire que l'identité chrétienne ne se définit pas à priori. Elle est de l'ordre du devenir. Elle existe partout où l'esprit de Jésus engendre un être nouveau individuel et collectif. Je voudrais en terminant évoquer la responsabilité historique des témoins de l'Evangile dans les sociétés pluralistes de l'Europe novelle qui se cherche. Je le ferai dans trois directions.

    1) L'humain authentique

    J'ai déjà évoqué les risques de déshumanisation inhérents au processus de mondialisation. Il me semble que l'Eglise a une vocation prophétique de contre-culture et qu'elle doit œuvrer avec d'autres instances à la recherche et à la promotion de ce que j'appelle l'humain  authentique, le vere humanum dont parle la constitution  Gaudium et spes. Il s'agit de résister à l'impérialisme d'une culture de plus en plus monolithique qui nous envahit, une culture sous le signe de la consommation, de la seule réussite sociale, de l'épanouissement individuel maximum dans l'ignorance des grandes fractures de nos sociétés libérales.

    L'Eglise doit trouver un nouveau style de présence au monde. Dans nos sociétés contemporaines à la fois démocratiques et pluralistes, elle ne peut plus prétendre imposer  son enseignement moral de manière autoritaire. Mais elle ne peut accepter de devenir complètement marginale et de régenter uniquement la conscience privée des citoyens. En débat avec l'Etat et avec la société civile, elle doit continuer à témoigner avec force de sa vision de l'homme et du vivre-avec des hommes et des femmes. Nous avons beaucoup de mal à déterminer ce qui fait le prix de l'humain authentique. C'est la chance en Europe de nos sociétés pluri-religieuses de faire un inventaire plus large du contenu de l'humain authentique. On peut aller jusqu'à penser qu'il y a un humanisme islamo-judéo-chrétien qui est d'un grand prix pour l'ensemble de la communauté mondiale. A l'âge de la fin de l'eurocentrisme, nous devons dépasser notre mauvaise conscience post-coloniale et préserver le prix d'un certain esprit européen pour lutter contre les effets déshumanisants d'une certaine culture véhiculée par les médias qui mettent en danger la qualité de l'humain. Le génie de l'Europe est au point de rencontre de la tradition biblique et de la raison critique qui est un héritage à la fois de la Grèce et de l'âge des lumières.

    2) Une culture de l'amour

    Dans nos vieux pays d'Europe, de nombreux chrétiens s'interrogent sur leur mission propre dans la mesure où beaucoup d'autres à l'intérieur de la société civile font preuve d'initiative dans le sens de la justice et de la solidarité. J'ai déjà évoqué l'importance de l'action humanitaire qui mobilise de nombreuses bonnes volontés. En fait, dans nos sociétés post-chrétiennes beaucoup de citoyens sont prêts à respecter au moins la fameuse règle d'or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on fasse à toi-même. » Et certains seraient tentés de dire que la quasi-religion des droits de l'homme exerce la fonction sociale qui était autrefois assumée par le christianisme.

    Mais la mémoire des crimes contre l'humanité dont le XXe siècle a été le théâtre et qui continuent encore aujourd'hui suffit à nous convaincre de la fragilité de la conscience humaine livrée à elle-même. Même dans les Etats de droit modernes, il apparaît de plus en plus qu'une société qui ne serait régie que par les seules règles de la justice peut devenir rapidement inhumaine. Au-delà des règles strictes de la justice qui sont des règles d'équivalence, il faut faire sa place à une culture de l'amour et de la paix. L'histoire du XXIe siècle aura un visage humain si elle tient compte de cette logique de l'amour gratuit, du pardon, de la compassion qui, au-delà de la stricte égalité de la justice, fait pencher le plateau de la balance en faveur des plus défavorisés. On vérifie ainsi l'actualité du message évangélique dans le monde contemporain. Comme répétait souvent Jean-Paul II à la fin de son pontificat, « il n'y a pas de paix sans justice et il n'y a pas de justice sans pardon ».

    3) Une justice écologique

    Avec d'autres traditions religieuses, en particulier celles du judaïsme et de l'islam, le christianisme a de mieux en mieux conscience de sa responsabilité historique à l'égard de la famille humaine et du destin même de la planète Terre. Nous savons qu'il ne suffit pas de défendre les droits de l'homme si on ne défend pas en même temps les droits de la terre. Certains parlent déjà de ce que pourrait être une justice écologique. Les pouvoirs de  la science et de la technique sont tels que nous pouvons détruire les équilibres qui assurent la permanence de la vie sur la terre. La question-clé pour l'avenir, c'est la nature de la maîtrise rationnelle de l'homme. Comment prévenir les effets pervers de ce que nous expérimentons aujourd'hui comme un progrès ? Comment faire en sorte que la terre soit encore habitable pour les générations qui nous suivent ? Il convient de rappeler ici le nouvel impératif catégorique mis en avant par Hans Jonas dans son livre Principe de responsabilité : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la terre. ». Il s'agit là de l'auto-limitation du pouvoir humain.

    L'énigme de l'histoire future demeure entière. Mais nous n'avons pas besoin de connaître l'issue finale de l'aventure cosmique dans notre village planétaire pour essayer de donner un visage humain à l'histoire qui est la nôtre. Avec nos frères juifs et musulmans nous ressentons la nécessité d'une théologie de la création qui donne un fondement radical à notre confiance dans l'avenir, dans le vie, dans l'être. Nous savons que l'homme a pour vocation d'être un co-créateur avec Dieu en vue de rendre la terre habitable. La transformation de la nature et l'exploitation des ressources de la terre ne doivent pas conduire à une démesure prométhéenne. De même que Dieu s'est reposé le septième jour, les hommes et les femmes de demain doivent faire l'apprentissage d'une sagesse sabbatique, celle de la sobriété, du silence, de la louange et de l'émerveillement devant la beauté du monde créé.

 

 

Claude Geffré, o.p.