Pour le P. Terry, cette introduction à os entretiens, en hommage amical

   Tout au long de sa vie Emmanuel Kant s’est attaché à répondre à quatre questions : Que puis-je savoir ? ; Que dois-je faire ? ; Que m’est-il permis d’espérer ? ; Qu’est-ce que l’homme ? Avec la Critique de la raison pure, qui s’attache à la seconde question, on assiste à une rupture épistémologique. La préface révèle à la fois la tristesse et la colère du philosophe constatant que la métaphysique est alors tombée dans le discrédit. Kant en est meurtri.

La raison pratique c’est la raison qui prend en charge les questions relatives à l’agir (à la différence de la raison spéculative). Kant commence par distinguer la doctrine du bonheur et la doctrine morale, la première étant fondée tout entière sur des principes empiriques, qui ne forment même pas la plus petite partie de la seconde, et qui est la plus importante affaire de la raison pure pratique. Mais distinguer n’est pas opposer. Il convient seulement de ne pas prendre en considération le principe du bonheur dès lors qu’il s’agit de devoir. Kant le dit bien : “ce peut même, à certains égards, être un devoir de prendre soin de son bonheur”, le bonheur offrant le moyen de remplir son devoir, et qu’en étant privé du bonheur “on peut avoir des tentations de violer son

devoir”. C’est, par exemple, le cas de la pauvreté, note Kant. 

Les principes de la volonté, à l’exception de la loi de la raison, sont tous empiriques, comme ceux du bonheur. Mais ils doivent être tous ensemble séparés du principe moral suprême pour éviter de supprimer toute valeur morale (1).

La détermination de la vie bonne, ou du bonheur (ousia) est dans toutes les éthiques. Définir une vie bonne et à quelle condition, voilà la question fondamentale de la morale. La distinction de Kant opère un important déplacement. Pourquoi cette séparation du bonheur et de la loi morale, en dehors de la volonté de sauvegarder toute valeur morale ?

D’abord parce que l’époque est marquée par une crise des morales du bonheur; c’est une crise ancienne, apparue au XVIe siècle, au moment des guerres de religion. Ensuite parce que la révolution scientifique a affaibli le discours de la morale traditionnelle. Enfin, troisième point : chez Kant la question du bonheur repose sur des bases toujours empiriques. Pour Kant le bonheur n’est pas celui des anciens. Sa conception du bonheur est subjectiviste : le bonheur est, pour Kant, quelque chose de psychique, de fugace, qui repose sur l’affectif, le pathos, la sensibilité, l’expérience singulière d’un sujet. Pour Kant le bonheur est particulier. Il n’y a donc pas d’universalité du bonheur, alors que la morale doit pouvoir être reconnue par la totalité des êtres raisonnables. Voilà en quoi Kant invite à distinguer les principes du bonheur et les principes de la morale. Kant a le projet d’une loi morale universelle, applicable à tous les hommes. L’idée des droits de l’homme s’appuie sur cette idée. Le principe moral n’admet donc pas de discrimination.

Comment fonder la loi morale? Sur quel principe ? S’il faut exclure le bonheur (principe matériel) il faut alors chercher le principe formel. La cause matérielle se rattache à la sensibilité, la cause formelle au rationnel. Kant recherche un principe qui ne doit rien à l’expérience. D’où l’adage kantien : “Agir de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par tous en principe d’une loi universelle”. La loi morale est, pour Kant, nécessaire et non contingente. 

Pour que la loi puisse être reconnue par tous il faut qu’elle soit rationnelle. La loi sollicite la reconnaissance universelle par tous en tant que sujets libres et rationnels. D’où le principe fondamental : l’autonomie de la raison. Nous sommes capables de comprendre en raison de l’universalisation de l’agir. Où s’inscrit alors la doctrine du bonheur, dans la subordination à la morale, à la règle du devoir. 

 

Gérard LEROY, le 21 février 2015

(1) E. Kant, Critique de la raison pure, Trad. F. Picavet.