Madame la vice-présidente,

C’est avec attention que je vous ai écoutée lors de votre récente participation à l’émission Ç dans l’air.

Vous souhaitez intégrer le droit à l’IVG dans la Constitution française. Au nom de la liberté de la femme à disposer de son seul corps. J’ai attendu vos arguments qui viendraient remettre en cause ma conviction que l’IVG relève de la conscience individuelle. En vain. Aussi je vous expose mon argumentation naturellement ouverte à votre critique. Pour les uns l’embryon c’est presque tout, pour d’autres, scientifiques, c’est presque rien. Voilà le problème. Nous ne partageons pas tous la même approche de l’embryon.

La question se pose : quel statut accorder à l’embryon ?

Le droit français, vous le savez, ne reconnaît que deux catégories juridiques : les choses et les personnes. Une personne dispose de la personnalité juridique. L’embryon est-il une chose ? ou une personne ? Le mot “personne” fait tout une histoire, depuis que les Grecs et les Latins se penchèrent en un Concile sur ce mot « personne », encombrés par un quiproquo mémorable. Le droit romain en est venu à définir la personne en lui conférant des droits et des devoirs déterminés, et en distinguant la personne morale, sujet de société, de la personne physique. Au siècle des Lumières, la personne spécifiait l’individu qui participe à la vie intellectuelle et morale de la société ; l’être de raison capable de distinguer le vrai du faux, le bien du mal, et peut justifier ses actes devant autrui. On a enfin défini la personne, à la manière de Bergson, comme un être qui a conscience de soi. Voilà qui fait douter de l’identification de la personne et de l’embryon. En quoi l’embryon y correspond-il ? 

Si Kant a présenté la personne comme fin en soi, est-ce applicable à l’embryon ? L’embryon est-ce une personne que l’on considère comme fin en soi ? ou une chose qui ne dispose ni de raison ni de conscience de soi ?

Aujourd’hui on entend par le mot “personne” un être placé sous le signe de l’universalité des droits et des valeurs reconnus à tout être humain, ce qui atteste de sa capacité d’accéder au minimum de discernement moral et qui engendre sa responsabilité que ne peut avoir une force mécanique ou un animal impulsif. La personne réalise donc un degré élevé de conscience psychologique et morale. Si l’enfant est une personne, l’enfant existe en soi et pour la société. Si, en revanche, je le fais exister exclusivement pour moi, je donne la préséance à mon droit, et je relègue l’enfant au second rang, à la chose. Une personne est humaine, une chose ne l’est pas. L’embryon serait-il ni chose ni homme ?

 Qu’est-ce que « être homme ? » Des réponses nous en avons à foison. Certaines sont plus essentialistes, d’autres plus existentialistes. Certaines réfèrent le concept à un créateur tout puissant, d’autres pas. On dit de l’homme que c’est un être raisonnable, ou normé par la Cité. Y a-t-il de l’être homme sans passé ? Ou sans langage ? ou sans histoire ? ou sans relation ? Nous n’apercevons aucun consensus dans ces approches ; pourtant si nous y parvenions alors peut être pourrions-nous répondre à la question : « à partir de quand y a-t-il de l’être-homme ? » La question est bien là.

Que veut dire « être » ? N’est-ce qu’un verbe qui affirme la réalité actuelle d’une existence ? Le mot être a servi, dès le IVe siècle BC, de dénominateur commun à tous les êtres de même famille, genre ou espèce. Plus récemment l’homme a été défini comme projet au devant de soi. L’embryon est plus en devenir qu’il n’est projet, faute de conscience de soi. Il est indéterminé, issu de la fusion des gamètes. Ses transformations et son développement vont aboutir à l’individu, autonome, construisant une histoire, s'inscrivant dans un faisceau de relations.

Tout ce qui est, ici et maintenant, peut ne pas être tout à fait identique l’instant d’après. Les êtres changent. La graine que vous avez plantée la semaine dernière, est devenue plante, n’est-ce pas. ? Qu’est-ce que ça signifie ? Que ce qui n’était pas est. Et que ce qui est n’était pas. En reconnaissant le changement on reconnaît la capacité de l’être à être autre chose que ce qu’il est, qu’il n’est pas encore, qui va advenir en rapport avec la nature de ce qu’il est. Cet être « en puissance » d’être autrement, deviendra ce que sa nature lui donne de devenir. Un gland n’est en puissance que de devenir chêne, et ne deviendra pas oursin, mouton, ou caissière à Carrefour ! Un chêne n’est chêne que d’avoir été gland. Cette capacité intrinsèque à tout être vivant rapportée à l’enfant marque un être en puissance, en capacité, de devenir adulte. Le changement traduit simplement le passage de la puissance à l’acte, de la capacité de s’accomplir à l’accomplissement de son être. 

Le monde est ainsi fait, d’êtres en devenir. C’est de nous-même que nous parlons quand nous consultons un album photo rapportant nos premiers pas, ou notre apprentissage au vélo. En regardant ces photos, on dit « Je ». C’est donc bien du même être que l’on parle quand nous observons l’être en acte et l’être en puissance qu’il fut. De l’homme que nous sommes et de l’enfant que nous fûmes, c’est du même être qu’il s’agit, de l’homme que nous sommes et de l’embryon que nous fûmes. On reconnaît ainsi l’embryon comme un être qui dispose de la potentialité exclusive, dès la constitution du zygote, à devenir homme, juridiquement considérable.

Cet être n’est pas une personne, avons-nous dit, parce que les caractéristiques de la définition de la personne lui manquent. Cet être n’est pas non plus une chose. Cet être a pour essence d’être lié à ce qu’il va être. Ce n’est que dans la perspective de la fin que les êtres sont ce qu’ils sont véritablement. C’est l’horizon de l’histoire qui donne sens à son présent et à son passé. « La largeur du fleuve se mesure à son estuaire, pas à sa source », disait le P. Teilhard.

Aussi, le droit français ne reconnaissant que deux catégories juridiques, les choses et les personnes, n’y a t-il pas un vide à combler ? Pour ma part je postulerais pour un véritable statut de l’embryon qui prolonge la proposition du CCNE qui a envisagé le concept de personne potentielle pour qualifier l’embryon. Un statut qui lui serait propre respecterait la singularité de l’embryon, ce qui était le vœu de France Quéré, relayée par le généticien le Pr Axel Kahn. Ce statut, sans l’assimiler à une personne, devrait permettre à l’embryon de bénéficier d’une protection juridique adéquate et précise.

Ce monde s’emballe. On a envie de crier « Ralentir travaux !». La science est par essence, projective et anticipative. Son futur est à la portée de ses calculs. Et elle l’invente à partir de son présent, qu’elle pétrit comme de la pâte à modeler. La raison moderne, est passée de la soumission au réel à la responsabilité de son histoire. En essayant ses hypothèses elle est essentiellement projective. Toutes les tours qui lèchent les nuages, comme celle de Babel, quand elles s’écartent du service de l’homme creusent l’oubli de l’être. Heidegger dénonçait déjà la visée prométhéenne de l'homme qui se prend pour le « seigneur de la terre ».

Toujours conditionnés par « l’absolu de la liberté » kantien, on réclame plus de libertés, on veut faire sauter les contraintes. Tout désir fait-il droit, ipso facto ? D’Aristote à Paul Ricœur, l’éthique s’est toujours trouvée coincée dans l’étau entre le désir et le devoir. C’est à une responsabilité que nous appelle la constitutionnalisation de l’IVG.. « L’humanité de la conscience n’est pas dans ses pouvoirs mais dans sa responsabilité » disait E. Levinas. L’autre m’impose le respect. Son visage m’affecte, sa vulnérabilité me retient. Aimerai-je assez pour que par l’effacement du moi l’autre grandisse ? Le prochain qui est n’importe qui, indifférent ou méprisé, est logé à la même enseigne. Pas besoin du burin pour graver ça dans la pierre. Chaque autre me requiert. Et me demande de l’aimer comme je m’aime.

Rappelant que cette question me parait relever de la conscience individuelle, je n’ai aucune raison de m’opposer à la loi Weil. Je laisse à chaque mère dont je n’ai pas à juger de la détresse la décision qui lui appartient. Et j’apprécie que la loi française lui permette cette liberté.

Veuillez agréer, Madame la vice-présidente,  l’expression de ma respectueuse considération.

 

Gérard Leroy, le 10 février 2023

 

Madame Laurence Rossignol

Vice-présidente du Sénat

15 rue de Vaugirard,

75291 PARIS  Cedex 06