Pour Anita, ma sœur...

   Notre (sainte ?) République s’établit sur une trinité qu’arborent les frontispices de nos édifices publics : Liberté, égalité, fraternité. On se prend à gloser jusqu’à la nuit sur la liberté, s’égosillant à la défendre, et sur l’égalité, surtout quand on perçoit que la répartition des jouissances et des biens nous a quelque peu oubliés.

Reste la fraternité. Le grand oublié de la devise nationale. A-t-on déjà vu des rassemblements, des défilés, des processions en faveur de la fraternité ? On dirait qu’elle dérange. Ce n’est pourtant ni un vœu pieux, ni un bon sentiment, qui donne bonne conscience. C’est une manière de faire société. 

C’est le christianisme qui a inauguré la fraternité, en reconnaissant que tous les hommes sont frères en regard d’un Dieu-Père. Cette nouveauté dans le monde greco-romain cassait la hiérarchie aristocratique entre les premiers de la classe dans la cité et les moins doués, entre maîtres et esclaves. Aristote disait bien qu’il y a ceux qui sont nés pour commander et ceux qui le sont pour obéir ! Pour les premiers chrétiens, les hommes sont frères, qu’ils soient riches ou démunis, intelligents ou simplets, ça n’a plus d’importance. Voilà la visée universaliste de la morale chrétienne.

La valeur fraternité n’est pas mentionnée dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, mais discrètement intégrée dans le dispositif constitutionnel de 1791, au côté de ses deux sœurs : la liberté et l’égalité. Ce n’est qu’en 1848 que la fraternité sera pleinement reconnue dans la devise républicaine. Mais à la fin du XIXe s. les républicains vont préférer à cette notion trop chrétienne celle de solidarité, “comme logique d’interdépendance entre les individus” (E. Durkheim). Cette logique favorisera, en 1945, la création de notre système de Sécurité Sociale.

Le défi d’aujourd’hui vient de ce chacun vit pour soi. Il nous faut donc retrouver le fédérateur. Qui dit fédérateur dit sacralité. Ce qui ne dit pas nécessairement bondieuserie. Qu’est-ce alors qu’une sacralité ? C’est ce qui ne se marchande pas, ne se négocie pas, c’est ce qui polarise la limaille et fait d’un tas un tout. La sacralité c’est ce qui dépasse les hommes et qui peut les unir. C’est la reconquête du symbolique, qui unit. À eux de choisir ce qui les dépasse.

Si nous tentions d’accueillir l’étranger en lui montrant que nous le percevons comme frère, par delà nos peurs, nos préjugés, la République deviendrait peut-être plus enviable et dès lors les migrants pourraient s’y fondre et y participer.  

L’actualité récente nous a confrontés à une concurrence des sacrés : d'un côté la sacralisation de ce thème, on ne peut plus vague, qu’on appelle la liberté d'expression, et de l'autre la sacralisation de la figure du prophète Mahomet. N’est-il pas possible de proposer un sacré partageable, un sacré qui soit un pont, un sacré qui relie la rose et le réséda. Je ne vois que la fraternité qui remplisse ces critères. C'est en effet une valeur transversale, universelle, que l'on trouve dans tous les héritages d'Orient et d'Occident, aussi bien dans les sagesses religieuses que dans les morales profanes et les idéaux des Lumières. 

Reste qu’on ne naît pas fraternel, mais qu’on le devient. Dans combien de familles éduque-t-on à l'éthique d'une fraternité des hommes, une fraternité universelle au-delà des fraternités communautaires ? Les uns et les autres nous devons réapprendre une culture de la fraternité. 

Grandir en humanité, c'est faire grandir en l’homme ce qu'il y a de plus humain dans l'Homme. N’est-ce pas la visée de ce qu’on appelle la dignité ? 

Il y a donc urgence. Commençons par nous aimer. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. C'est comme si l’âme collective de la France, ce mythe nécessaire, était en train de se dissoudre. Pour faire advenir une mythologie républicaine, où les héros ressemblent de plus en plus à des monstres.

 

Gérard LEROY, le 11 juin 2016