Pour Bernard Schürr, en reconnaissance amicale

   C’est bien souvent sans réfléchir qu’on oppose les mots « culturel » et « cultuel ». À y regarder d’un peu plus près, on risque alors d’assécher le culturel et mutiler le cultuel. 

Lors de la construction d’une église, ou de la restauration de N.D. de Paris, par exemple, les affectataires, croyants et touristes, ont leur mot à dire, autour des dimensions culturelle et cultuelle : la première réflexion émane des responsables de la culture et porte sur le respect du caractère religieux ; l’autre réflexion porte sur les rapports entre art et foi. Ouvre-t-on l’église aux concerts de Booba, ou pour y apposer des toiles de Siné ? 

La question en entraîne une autre : le signe peut-il encore faire signe s’il se réduit à lui-même ? Cultuel et culturel sont dans la même nef, et si l’un des deux tombe à l’eau, tout le monde se noie ! 

Les objets et les lieux de culte ne sont pas divins, il faut en convenir, mais ils en gardent des « traces », ce que souligne Régis Debray (Dieu, un itinéraire, Ed. Odile Jacob). Et ces traces sont comme des chemins dont on attend qu'ils mènent à Dieu. 

Que resterait-il d’un « culte » qui n’aurait plus aucun goût pour la beauté des chants, des sculptures, du lieu... ? Que resterait-il d’un lieu qui ne serait plus qu’objet culturel, sans aucune compréhension de ce pour quoi il a été façonné ? Serait-ce encore de la culture ?

Nous avons à discerner le sens des mots. Pour désigner ce qui se passe dans les cathédrales ou les églises, on use de termes divers : cultuel, culturel, spirituel, sacré... La définition qu’on en donne dépend rarement de choix épistémologiques, mais plutôt de sensibilités. Contentons-nous d’une approche empirique pour distinguer les mots « culture » et « culte », qui font partie du vocabulaire. Tout le monde aujourd’hui s'accorde autour de l’approche que donne l’anthropologue M. Herskovits de la « culture » qu’il définit comme « un ensemble traditionnel, à la fois régulateur et créateur, de comportements, de connaissances et de croyances, à l’intérieur d’un groupe autonome. » (Freud définissait lui-même la culture comme « l’expression de l’homme en tant qu’il est homme d’un lieu et d’un temps ») Les expressions de ce groupe sont littéraires, artistiques, intellectuelles, religieuses à un moment donné de son histoire (cf. ce que K. Marx comprenait de l’ « idéologie »).

Qu’est-ce qui définit le culte ? À l’observer, le vendredi à la mosquée, les jours suivants à la synagogue, au temple et à l’église, deux éléments se dégagent : des pratiques collectives, des rencontres régulières, des activités de groupe, des cérémonies ; et d’autre part l’ « entité » référentielle qui justifie ces cérémonies. Le culte exprime donc deux types de relation : une relation horizontale, et une relation verticale qui « justifie » l’horizontale. 

La pointe verticale renvoie à une transcendance, à l’existence d’un monde au-delà du monde de la conscience, à un Être inaccessible, « inobjectivable », au-delà de l’« être » (Me Eckart, Plotin),  garant du sens de l’existence du monde de l’expérience. À noter que cette transcendance n’est pas nécessairement divine, ce peut être l’idole sportive, artistique ou politique, l’Humanité nouvelle, l’Être suprême ou la Raison vénérée par les révolutionnaires de 1789. La pointe verticale peut aussi être divine, mais pas nécessairement.

Les lieux de culte, eux, répondent à l’aspiration à se tourner vers la Transcendance divine. Ces lieux sont des traces qui symbolisent et conduisent vers autre chose que nous-mêmes. Et l’on parlera volontiers de sacrilège à propos de la destruction de ces lieux. Le sacrilège renvoie au sacré qui ne résonne pas partout de la même façon.

Les Grecs, en effet, considéraient comme sacré tout ce qui permettait la relation avec les dieux. À Sumer, le sacré est au cœur du cosmos, comme pureté originelle, comme le dieu Mardouk à Babylone, principe de l’ordre indispensable au fonctionnement du cosmos (cf le logos chez les sages de la Grèce du VIIe siècle BC). Dans le mazdéisme, les archanges de Zarathustra sont sacrés. En islam, l’unique (al-Tahwid) que présente le Coran est sacré.

Dans le christianisme, la notion de sacré est ambiguë. On peut célébrer l’Eucharistie dans n’importe quel endroit, sans attribuer au lieu un caractère sacré. L’Evangile de Mt (§ 25) dit qu’on rencontre Dieu dans le frère, pauvre ou riche, vénéré ou méprisé. En ce sens, les prisons sont des lieux aussi « sacrés » que les églises. 

Ceci ne dispense pas du respect des lieux désignés sacrés. À chaque croyant de puiser dans sa foi la source du respect de celui qui ne la partage pas. À chaque non-croyant de puiser dans sa dignité d’homme la source du respect d’hommes dont les convictions diffèrent.

 

Gérard Leroy, Pentecôte 2019