Pour Henri-Luc Camplo, en hommage amical

   La science moderne a abandonné l’idée qu’elle-même prolongeait le savoir divin. Aujourd’hui, le positivisme, « paradigme universel de la pensée », ne voit de vérité que dans les résultats des sciences expérimentales.

Pour se libérer du positivisme scientifique et souligner l’importance des sciences humaines, Wilhelm Dilthey (photo) distingua les sciences de la nature et celles de l’esprit. Les sciences de la nature soumises aux lois de la nécessité mécanique ou physique, sont incapables, pour Dilthey, de servir de modèles pour les sciences de l’esprit. Ainsi pour l’histoire, les faits historiques rapportés résultent d’une construction de l’esprit, à l’opposé des sciences qui analysent les phénomènes de la nature comme des données physiques stables.

Pour ce qui concerne les sciences de l’esprit Dilthey reconnut d’abord que l’interprétant s’intègre au discours qu’il porte sur les faits, sur l’histoire qu’il interprète. Heidegger, lui, insistait sur l’influence psychologique du discours.

L’homme est un objet possible pour les sciences de l’esprit et il est en même temps la racine de ces sciences. Le savant explique le monde physique comme « ob-jet » indépendant de lui, mais il comprend l’histoire en se comprenant lui-même. Les champs scientifiques de l’explication et ceux de la compréhension se trouvent distincts par leur domaine respectif, et par l’intention de ceux qui les parcourent.

Cependant la participation de l’herméneutique au discours, où l’interprète communique intérieurement avec l’interprété ne finit-elle pas par manquer de distance, de liberté, de véritable respect pour les faits ? Le sentiment ignore les médiations de la prudence rationnelle, et s’en tient à communiquer la perception des forces émotionnelles et irrationnelles. Le sentiment s’intègre à la médiation. Tout savoir sur l’homme passe par la médiation des textes soulignait Schleiermacher qui n’écartait cependant pas l’importance de la psychologie pour la compréhension d’un auteur. Paul Ricœur faisait écho à Schleiermacher en écrivant que « Se comprendre c’est se comprendre devant un texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. » (P. Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Éd. du Seuil, coll. Points, 1986).

L’herméneute participe à ce qu’il interprète, en se donnant des instruments critiques pour que son interprétation ait valeur de science, la science étant connaissance à partager.

Dilthey adhéra aux perpectives de Schleiermacher sur ce point et n’écarta pas la participation de l’interprétant à l’interprété. Mais il ne rendait pas compte de l’inaccessibilité de la conscience à elle-même, de la différence entre l’interprétant et l’interprété, de leur médiation dans le temps.

Il restait donc encore à élaborer une véritable science qui soit la science de l’esprit, et à définir son but, sa téléologie propre. La pensée n’est pas close tant que la phénoménologie n’est pas ouverte.

 

Gérard Leroy, le 20 août 2021