Pour Aurélie Lebouc, en hommage amical

   On ne rencontre nulle part l’invocation à Dieu en tant que Père dans l’Ancien Testament, et quand bien même peut-on lire des expressions semblables, aucune ne reproduit les apostrophes à Dieu avec l’expression « mon Père », ou « Papa ». En revanche peut-on entendre l’appel désespéré ‘abinou ‘atta en Isaïe 63, 16 et 64, 7, ou ‘abi atta dans le Livre de Jérémie, en Jr 3, 4. Mais il s’agit là de phrases déclaratives, énonciatives, qui relatent un évènement, communiquent une information, ce qui se distingue de l’apostrophe.

Si l’on étudie l’histoire de l’invocation à Dieu, on cherche en vain l’apostrophe personnelle « mon Père ». Si l’on remonte au Siracide, écrit vers 200 av. J.-C. par Jésus Ben Sira, on tire d’une paraphrase hébraïque l’expression ‘el ‘abi qu’il serait erroné de traduire par « Dieu mon Père » mais qu’il est plus juste de traduire par « Dieu de mon Père » (1). 

Dans le judaïsme, l’invocation personnelle « Dieu Père » se rencontre pour la première fois dans un écrit composé dans le sud de l’Italie vers l’an 974 de notre ère. Cet écrit, intitulé « Séder Eliyyahou rabba » présente la formule ainsi rédigée en hébreu : « ‘abi shebbash-hamayim », alors que le « Notre Père » chrétien (Mt 6, 9-13) commence par ‘abinou shebbash…, littéralement « Père de nous »Les disciples s’adressent à leur Père commun.

Pour les disciples il était tout-à-fait inhabituel d’entendre quelqu’un, Jésus en l’occurrence, s’adresser à Dieu en l’appelant « mon Père », en usant de la formule araméenne ‘Abba. Cette forme n’est transmise explicitement qu’en Matthieu, mais notons que Jésus a employé le mot ‘Abba dans ses autres prières. Ainsi en Mt 26, 39, avec le pronom personnel ho patèr employé comme vocatif, exprimant l'interpellation directe, ou l’invocation, comme en Mt 11, 25 ou encore en Lc 10, 21.

Dans l‘église primitive, ainsi qu’on peut le vérifier en Rm 8, 15 ou en Ga 4, 6, l’appel inspiré par l’Esprit, Abba ho patèr, était familier aux fidèles. Paul ne le suppose pas pour ses propres communautés auxquelles il s'était lié, mais il s’attend à le voir employé dans des communautés qui n’ont pas encore été fondées, comme celle de Rome. La caractère inaccoutumé de cette apostrophe à Dieu la fait reconnaître comme un écho de la prière de Jésus.

 Le judaïsme a évité d’appliquer à Dieu le mot ‘Abba et choisit plutôt l’expression ‘abi, et plus encore ribbouni, « mon Seigneur » ou Adonaï. Il n’existe en dehors du Targum (texte hébreu de la Torah avec des commentaires en araméen, langue usitée pendant l’exil), qu’un seul endroit de la littérature rabbinique où le terme ‘abba est employé par rapport à Dieu, au cœur d’une histoire relative à un conjurateur de la pluie qui vécut à la fin du Ier siècle av J.-C. Quand le monde avait besoin de pluies, les gosses le tiraient par le manteau en lui criant : « ‘abba, ‘abba, hab lan mitra », ce qu’on traduit par « Papa, Papa, donne-nous de la pluie ».

Si dans le judaïsme on ne trouve nulle part le mot ‘Abba dans une invocation adressée à Dieu, on saisit l’importance de la prière de Jésus constamment adressée à Dieu de cette façon, à l’exception de trois des sept dernières paroles du Christ sur la croix : Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc 23, 34) ; Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Ps 22, 2), crié en araméen (Mc 15, 34 ; Mt 27, 46) ; Père, entre tes mains je remets mon esprit (Lc 23, 46). C’est au Père que se rapporte la dernière parole.

La sensibilité des contemporains de Jésus aurait trouvé irrespectueux, carrément inconcevable, de s’adresser à Dieu en usant de ce mot familier : ‘Abba, inauguré par Jésus.

 

Gérard Leroy, le 16 août 2019

  1. cf Joachim Jérémias, Théologie du Nouveau Testament, Cerf, Lectio divina, n° 76, 1975, p. 83