La vulnérabilité en partage

Pour Christel Perrin, en hommage affectueux

   On a 20 ans un dimanche et 80 le lendemain. On ne sait pas toujours bien construire le présent, on se raconte qu’on le pourra demain, on ajourne, et c’est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd’hui. La vieillesse ? On croit que ça n’arrivera jamais. La surprise nous tombe dessus comme une tuile.

Quand s’amorce le déclin, que notre corps nous alerte, quand se ravive le souvenir d’expériences perdues de notre corporalité, comme la sexualité, l’effort corporel extrême, nos extases temporelles, nous prenons conscience que nous ne les vivrons plus. L’araignée de la mélancolie étend sa toile grise sur les paradis perdus qui arpentent les sentiers de la mémoire.

Les personnes qui partagent un peu de temps avec un proche, ou qui pratiquent l’accompagnement en soins palliatifs, éprouvent un profond désarroi auprès de ces vieillards moribonds, malades, handicapés, dépendants, sans autonomie. On partage leur questionnement sur ce que vivre peut vouloir dire. C’est à ce stade qu’apparaît la question du désir de mort.

Un extrait du livre d’Isaïe décrit quelqu'un défiguré par la souffrance, et les réactions que sa présence suscite. Ces traits humains semblent s’effacer. À sa vue, nul ne reste indifférent : à l’épouvante succèdent l’esquive, la prise de distance. Comme si devenait insupportable ce qui ne nous ressemble pas. « Des multitudes avaient été saisies d’épouvante en le voyant, car il n’avait plus figure humaine et son apparence n’était plus celle d’un homme. […] Il a grandi comme une racine en terre aride ; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas (1) »

Avons-nous encore part à la même humanité avec ce quelqu’un devenu quelque chose ?

Le désarroi nous envahit face à ces personnes dépourvues de tout, de la capacité de s’exprimer et l’incertitude sur leur conscience de soi. Quelle attitude, quel type de présence adopter près du souffrant. Le désarroi est à la fois éthique et social. En réduisant une existence à la vie végétative, l’expression du langage courant ouvre la voie trouble d’une mise à l’écart de l’humanité, voire de la suppression d’une existence jugée vaine ou inutile. L’existence aurait-elle un sens, une intelligibilité, une justification ?

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