Pour Bernard S, suite et fin de notre conversation, en hommage amical

   Aucune société ne peut échapper à l’institution. Comme telle l’Église apparaît tantôt indispensable à l'être de la société, garantissant sa continuité, son identité et sa cohésion, tantôt comme une tradition culturelle pesante, un conservatisme inadapté à l’histoire en mouvement.

Le croyant chrétien interprétant son être social est saisi par une perplexité fondamentale qui le porte tour à tour à faire l'apologie de son institution propre ou à la relativiser au nom de ses prétentions eschatologiques et de l'importance attribuée au Saint Esprit, à en faire l'apologie au nom de sa mission historique qui lui impose une visibilité comparable à celle d'autres groupes à message.

Il est important de faire le point, dans la foi, sur la dimension institutionnelle de l’Église. Car, sans se désintéresser des débats que suscite l'institution dans l’éthos politico-culturel du temps, les croyants ne peuvent pas se dispenser d'ouvrir leur propre débat relevant de l'identité propre du projet ecclésial de Jésus-Christ et provoqué par une perplexité spécifique qui ne date pas d’aujourd’hui.

L'Église ne peut s'abstraire de ce qui se vit, de ce qui se pense dans la diversité des temps et des espaces sociaux concernant l’institution. Mais elle ne peut pas davantage s’aligner purement et simplement sur ce qui se vit et se pense dans la société. Il lui importe donc, quitte à se singulariser, de produire des légitimations de la place qu’elle attribue à l’institution, de l’origine qu’elle lui reconnaît, des significations et des services qu’elle en attend, de l’usage qu’elle en fait. Par un dialogue avec les groupes qui ont des soucis institutionnels, se révèleront des convergences en même temps que des différences notoires, il faut s’y attendre. Ainsi s’actualisent les questions que pose à l’Église le fait qu'elle est aussi une institution.

Parler de l'Église comme d'une institution n'était pas habituel jadis. Ce vocabulaire semble s’être généralisé du fait de son usage par les disciplines sociologiques. Ce sont les sociologues en effet, suivis par les juristes, qui ont depuis la fin du XIXe siècle donné au concept d'institution un élargissement. Durkheim écrivait que « on peut appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie comme la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » (1). Dans les siècles précédents le concept d'institution signifiait (en référence au code Justinien de 533) l’introduction à un savoir et par extension l'acte d'instruire et d’éduquer, d’où nos maîtres d'école appelés « instituteurs ».

On affirmait certes que le Christ avait institué son Église, que cette Église était une société, qu’il y avait dans cette société des institutions. On voyait dans l'institution la réalisation d'une œuvre collective sous forme d'un aménagement stable des relations humaines.

On a donc été amené à appeler « institution » aussi bien l'Académie française, la fédération française de football, le mariage, le jury de la justice, la législation, la propriété ou la famille, bref toute réalité sociale structurée par des lois qui font d’elle autre chose que de pures organisations pragmatiques ou provisoires. Le P. Yves Congar proposait justement d’appeler « institution » « une certaine structure relativement permanente, antérieure aux individus qui trouvent en elle le modèle de leur comportement et l'indication de leur rôle dans le groupe. » (2)

Parler de l'Église comme d'une institution c'est désigner tout ce qui la rend socialement visible et empiriquement présente dans la société. Mais la visibilité sociale n'est pas à elle seule indicatrice d'institutions car il faut y ajouter la présence de structures garanties stables, préexistantes à chaque individu. On en arrive à identifier l'institution Église à l'autorité et au pouvoir. Mais n’est-ce pas enlever la référence à une communion sociale ?

Les sacrements constituent un des espaces de l'institution ecclésiale, sans se présenter d'abord comme un des exercices de pouvoir ou des expressions de l’autorité. Il est vrai cependant que les sacrements constituent des formes stables et structurantes soumises à une normativité, et qu’en cela ils ne sont pas étrangers à l’autorité. On en vient donc à circonscrire ainsi le terme d’ « institution »  en ce qui concerne l’Église : tout ce qui donne à l’être de l'Église une visibilité sociale, pour autant que cela s’exprime dans un ensemble de structures, et de normes.

Chacun, pour l’institution Église, n'a pas la même importance. Tous les chrétiens ne sont pas intégrés à son existence, ni nécessaires à son identité avec la même profondeur. Le discernement du croyant opère un tri dans la richesse des institutions, découvre des reliefs, des critères différentiels dans l'ensemble institutionnel. L’approche est diverse : il y a des diocèses et des paroisses, des Écritures et des dogmes, des sacrements et des pèlerinages, des facultés de théologie et des écoles, des pasteurs et des permanents, des œuvres éducatives et caritatives, des syndicats catholiques et des organisations apostoliques, des journaux et des maisons d’édition, des ordres religieux et des confréries, le Vatican…

Jésus-Christ a institué son Église en désignant Pierre. Le croyant va-t-il tirer de là un motif pour attribuer à l'intention instituante du Christ tout ce qui, dans l'Église aujourd’hui, a visage d’institution ? Ne va-t-il pas plutôt chercher à rejoindre et privilégier ce qui engage assurément le projet ecclésial de Jésus-Christ ? Ce projet ecclésial s'origine pour une part à des facteurs fondateurs que peut rejoindre le témoignage historique (l’Eucharistie par exemple), mais pour une autre part son origine se confond avec les initiatives apostoliques des lendemains de la Pentecôte. On parlera donc de l'institution christo-apostolique cette part qui engage la foi des disciples. De sorte que l'institution christo-apostolique ne se présente pas comme un granit refroidi faisant suite à la lave incandescente de l'événement Évangile, car elle est don du Christ pascal dans l'esprit de Pentecôte, conformément à l'intention de Jésus avant Pâques. C'est pourquoi, à travers son être phénoménal qui l’apparente à l'organisation d'autres groupes religieux, dans sa réalité historico-sociale, elle n’est pas, pour les croyants, une institution purement humaine dont ils pourraient disposer au gré de leur seule responsabilité historique.

Le christ n'est pas seulement le fondement de l’être-ensemble des croyants prenant forme d’Église. Il est également et conjointement le Fondateur de l’institution.

 

Gérard Leroy, le 19 août 2022

 

  1. 1895, Préface à Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Félix Alcan, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine».
  2. Y. Congar, Théologie d'aujourd'hui et de demain, Cerf 1967