Pour Aurélie Lebouc, en hommage amical

   Le christianisme va-t-il mourir ? La question posée par Jean Delumeau, revient fréquemment. Certains seraient tentés aujourd'hui d'ôter son caractère interrogatif. Si la question paraît inquiétante en effet, cette inquiétude est alors largement répandue et sa réponse, elle, l’est beaucoup moins, or c’est bien là l'essentiel. Rassurons nos contemporains, notamment tout un clergé apeuré par l'effondrement des indices de la pratique sacramentelle.

Notons d’abord que le monde d'hier était beaucoup moins chrétien qu'on ne le pense, par-delà une façade de christianisme officiel ou de pratique quasi unanime qui pouvait donner le change. Inversement, « nous » le serions plus authentiquement, en dépit de certaines apparences sociologiques, de sorte que le gain qualitatif compenserait largement les pertes quantitatives. On trouve cette analyse, à l'époque, chez le père Marie-Dominique Chenu († 1990). Il ne convient donc pas de majorer la christianisation d'autrefois, ni la déchristianisation actuelle. Déjà, dans un article de 1975, qui rendait compte du grand livre de Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle (1973), l’auteur avait énoncé cette « loi » : « On peut dire que, dans le monde nouveau qui commence au XVIIIe siècle, christianisation et déchristianisation ont marché de pair : christianisation d'une minorité et déchristianisation de la majorité. » Tant qu'on n'avait pas franchi un certain seuil numérique en deçà duquel le système aurait du mal à persister, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter outre mesure, d'autant que l'ouverture œcuménique, à laquelle l'Église catholique venait de se rallier à la faveur du Concile, avait élargi le vivier de recrutement de l'élite chrétienne. Conclusion de J. Delumeau : « Le Dieu des chrétiens était autrefois beaucoup moins vivant qu'on ne l'a cru et qu'il est aujourd'hui beaucoup moins mort qu'on ne le dit. »

Ces thèses ont constitué un moment important de l'historiographie française des années 1970-1980, même si elles ont aussi suscité des critiques venues d'horizons assez divers. Ce qu'il en reste aujourd’hui ? Disons que l'idée selon laquelle les campagnes médiévales n'auraient été christianisées que tardivement et en surface avant le XVIe siècle a été assez largement récusée par les médiévistes et les modernistes. On mesure mieux en effet à distance à quel point ce débat des années 1970 sur la déchristianisation reposait sur deux présupposés discutables. D'une part, celui selon lequel il y aurait une sorte d'essence anhistorique du christianisme à l'aune de laquelle on pourrait juger de la teneur en christianisme « réel » de ses formes successives. De l'autre, que ce christianisme évangélique « pur » appelé à servir d'étalon, correspondait justement à celui remis à l'honneur par l'Église officielle dans la seconde moitié du XXe siècle. L'idée de « pastorale de la peur » a mieux résisté à l'usure du temps, même si on a pu lui apporter des compléments et des nuances, en insistant notamment sur le fait qu'à la peur répondait une volonté de sécuriser et de séduire, les deux fonctionnant de manière dialectique.

Voici ce que déclarait Jean Delumeau, dans son dernier séminaire au Collège de France en février 1994 :

« Au cours de ma carrière, j'ai tenté devant la gravité du problème de la déchristianisation d'en réduire la portée par des arguments historiques. Si, pensais-je, la déchristianisation nous paraît aujourd'hui si large et si rapide, c'est qu'en réalité la christianisation fut moins étendue et moins profonde qu'on ne l'a dit : d'où la nécessité […] de lier les études sur la christianisation et celles sur la déchristianisation. J'avais conscience, en proposant ce type de raisonnement, d'apporter un réconfort à des prêtres affolés par l'ampleur de la déprise religieuse. Ils pouvaient dans une certaine mesure se rassurer si on leur montrait que la christianisation n'avait jamais été aussi prégnante qu'on l'avait cru et enseigné. […] Je ne veux pas mener cette analyse jusqu'au paradoxe et nier la déprise chrétienne à laquelle nous assistons en Occident. Cette déprise peut être appelée “déchristianisation” dans la mesure où elle signifie l'abandon d'un credo dont les trois affirmations majeures sont l'incarnation de Dieu fait homme, la rédemption et la résurrection du Christ. On ne peut plus se dissimuler la réalité : une déchristianisation est en train de se produire sous nos yeux, au moins en Europe ; et elle progresse de façon galopante. »

L’urgence de la situation devrait nous éveiller. Le chantier demande du courage. Les chrétiens d’aujourd’hui ont à redécouvrir le sens de leur liberté responsable qu’un clergé monopolistique a confisquée. Il est urgent de décadenasser cette église qui se cléricalise de plus en plus. Il est impératif que la vigilance délaisse la figure sacrale du prêtre qui garantissait sa sainteté ; il est indispensable que clercs et laïcs dialoguent pour qu’ensemble ils témoignent de la Parole de Dieu, réhabilitent la priorité de l’Évangile ; il nous faut stopper le renforcement d’un pouvoir sacré, masculin, et permettre l’accès des femmes aux ministères dans l’Église ; il est nécessaire que les chrétiens osent s’exprimer dans un monde qui canonise l’état réfractaire à toute transcendance, dans les entreprises, les syndicats, les universités, les médias, les partis politiques. Que la parole de Dieu, enfin, soit reprise, relayée et portée par les chrétiens au monde.

 

Gérard Leroy, le 28 août 2020