Pour Samuel Mourier, en hommage amical 

   Ce qui caractérise les grands penseurs juifs du XXe siècle c'est leur insistance sur le thème de la responsabilité. Répondre de l'autre, répondre du monde, répondre de la culture et de l'expérience des choses et répondre de la terre : il ne s'agit plus de réaliser de grandes espérances mais d'être ému et requis par la fragilité toute humaine. Cette proposition « d’homme à homme » éprouve quelque difficulté à se faire entendre.

Ce qui règne aujourd'hui c'est le cynisme et le sentimentalisme associés. Les intellectuels, les artistes, les professeurs et les étudiants ne cessent de faire la morale, et ils le font d'autant plus volontiers qu'ils n'ont à répondre de rien. Car ce qui frappe, c’est la liberté qu’on s’octroie à critiquer et l’absence de responsabilité personnelle dans l’engagement à corriger ce que l’on critique.

Le pape François dans son encyclique Laudato si’ déclare que « ce qui manque à l’homme d’aujourd’hui c’est une éthique, une culture et une spiritualité ». On entre dans le registre de l'éthique quand l’ « autre » fait question. L'histoire de la philosophie a cependant progressivement distingué les deux termes : le terme « morale » qui renvoie à un système de normes qui s'impose aux membres d'un groupe donné et incarne les valeurs implicites de ce groupe ou de cette société (en ce sens la "morale" est "relative"... disait Pascal) ; le terme « éthique » renvoie à la visée (intention) qui sous-tend  l'activité d'un sujet en acte(s).

Est-ce que « je traite l’autre comme une fin ou seulement comme un moyen » (Kant) ? Est-ce que je le reconnais comme un « sujet » avec qui je peux engager une rencontre ? ou bien est-ce que j'en fais un objet qui peut servir mes intérêts et contribuer à ma satisfaction par l’approbation. L'éthique renvoie donc, d’abord, à une attitude individuelle irréductible : la sollicitude.

Mais le « souci de l’autre » peut, en réalité, représenter un danger pour moi-même en tant que sujet éthique : « Il faut que je me garde un peu pour pouvoir continuer à me donner » disait Jankélévitch. L’éthique m'amène donc irrémédiablement à travailler sur le rapport entre « le souci de l’autre » et « le souci de moi ». Le travail sur le rapport entre « le souci de l’autre » et le « souci de moi » s'exprime par une question fondatrice : « ce dont je jouis, l’autre en jouit-il aussi ? » Cette question ne peut que rester sans réponse... au risque de me faire basculer soit dans la suffisance (Dom Juan), soit dans la spirale d'un dévouement suicidaire (Dostoievski - Les frères Karamazov... Zosime et Aliocha).

Mais pour que cette question reste sans réponse —et puisse donc continuer à se poser et à nourrir mon interrogation éthique—, il faut accepter notre ignorance radicale de l'autre... soit « l'opacité incontournable de la conscience d’autrui » (Husserl)…, l'impossibilité de comprendre en quoi consiste la jouissance de l’autre…, le caractère insaisissable de son « ipséité » (cf. Ricoeur), de son « visage » qui n’est ni une image pure ni un concept désincarné. L’autre est à la jointure du sensible et de l’inintelligible immédiat (cf. Lévinas).

L'éthique suppose donc une acceptation d'une « séparation fondatrice », d'un « dégagement du chaos originaire » et d'une « affectation à chacun d'une place » (F. Imbert) qui lui permet d'exister en dehors de moi, de mes fantasmes, de mon pouvoir, de mon affect, de mon influence... C'est cela qui permet de sortir de toutes les formes de fusion et de confusion régressives. Cette séparation, seule, autorise une alliance future entre des sujets libres.

L'éthique est donc, tout à la fois l'expression d'une visée individuelle irréductible, et ce qui permet d'instituer l'objectivité de la Loi, comme interdit fondateur d'attenter à l'intégrité de l'autre, interdit de la violence. C'est dire son caractère paradoxalement subjectif et objectif, éminemment fragile et fondamentalement nécessaire.

 

Gérard Leroy, le 10 octobre 2025