Pour Sophie Guerlin, en hommage amical

   Le texte des évangiles est déjà un acte d’interprétation de la première communauté chrétienne. Une multitude de témoignages divers nous a été transmise, sur la vie et les paroles de Jésus à la lumière de l’événement pascal. Alors que tous les fondamentalistes ont la nostalgie d’une Parole originaire, d’un livre chimiquement pur sorti tout droit de la bouche même de Dieu, nous devons prendre au sérieux l’épaisseur d’un récit lentement élaboré, avec ses hésitations, ses divergences, voire ses contradictions, en fonction même des intérêts de l’Eglise primitive. Au fondement de la religion chrétienne, il n’y a pas seulement un texte, mais l’instinct d’une communauté croyante et interprétante sous l’action de l’Esprit-Saint. Le chrétien reçoit cette tradition interprétative comme Parole de Dieu. C’est là précisément que la conception chrétienne de la révélation se sépare d’une conception musulmane qui considère le texte originaire comme la pure transcription de la Parole de Dieu dictée au Prophète Mahomet. C’est pourquoi, en dehors des ipsissima verba de Jésus, l’islam estime que l’ensemble des textes du Nouveau Testament constitue une falsification de la révélation.

Jésus n’a pas écrit et l’Évangile ne met donc pas au défi toute traduction. Jésus de Nazareth n’a pas même dicté ses révélations à des compagnons ou des disciples, comme l’a fait le prophète Mohammed. C’est pourquoi, à l’exception de quelques rares paroles, nous n’avons pas le recueil des dits de Jésus. C’est la version grecque des évangiles qui nous transmet son enseignement et qui raconte ce que Jésus a fait en passant au milieu des hommes. C’est donc la vocation même des textes fondateurs chrétiens d’être traduits. C’est à chacun que l’Esprit de la Pentecôte donne d’être traducteur. Il est très important que l’unité de l’expression de la foi assume l’originalité de chacune des langues humaines. On retient toujours de l’épisode de la tour de Babel le châtiment divin de la confusion des langues. Mais, en fait, ce que Dieu conteste, c’est le projet d’une langue unique symbolisée sous la forme d’une tour unique. En passant par la démythologisation des mythes bibliques on en vient à découvrir que la signification de la vérité reste impossible à dire d’un simple point de vue scientifique ou philosophique, et plus encore une vérité impossible à transmettre « sans le secours, le détour du symbole et du mythe » disait Paul Ricœur. 

Or la nostalgie permanente de tous les fondamentalismes, à l’intérieur du christianisme comme de l’islam, c’est de remplacer la Tour par un Livre dont le moindre trait serait l’achèvement d’une œuvre immédiate de Dieu. Le Dieu créateur de la Bible bénit au contraire la multiplicité. Et qui dit traduction dans toutes les langues de l’humanité dit nécessairement interprétation.

 

Gérard Leroy, le 14 janvier 2022