Pour Ingrid Duret et Camille Tchéro, en hommage amical
En quoi consiste le mode filial d’existence ? Là est la question qu’ouvre Athanase au Concile de Nicée. Quand Athanase est désigné par son évêque d’Alexandrie pour se rendre à Nicée, il emporte dans ses bagages des convictions. Fortes. Qui agacent. Et qui lui vaudront trois exils successifs dans les froides brumes de Trèves.
S’appuyant sur l’Évangile de Jean (14, 10), Athanase amorce une réflexion inattendue. Chacun aurait le caractère de ce qui a son principe en soi, un principe qui le constitue en quelque sorte, et dont l'activité n'est pas séparable de ce sur quoi il agit. Pas facile d’entrer dans le sens profond de ce credo. Athanase nous sert de guide.
“Il est du Père le Fils, véritable, par nature, et authentique, le propre de sa substance, (...) le Verbe véritable et unique de Dieu. Il n’est pas une créature ou une chose faite, mais le propre (fruit) engendré de la substance du Père. C’est pourquoi il est Dieu véritable puisqu’il est consubstantiel (ομοούσιος, de même nature) au Père véritable. Le Seigneur a dit lui-même : “Qui me voit voit le Père” (Jn 14, 9). “Ne crois-tu pas que le Père est en moi, et que moi je suis en lui ?” (Jn 14, 10) Toujours il était et il est, et il n’y eut jamais un temps où il n’était pas. Car, puisqu’éternel est le Père il faut qu’éternel soit aussi son Verbe.” (1).
Dans ce Discours contre les ariens, Athanase réfléchit au problème posé par la distinction des trois personnes divines. La raison se heurte à un blocage quasi instinctif. Par expérience nous somme amenés spontanément à la certitude que chaque personne va de pair avec un être concret. C’est ce qui a amené Origène à penser les trois personnes divines comme trois hypostases —trois subsistants—, trois personnes distinctes entre elles par leur degré de perfection.
Ici l’unité n’est pas celle de l’unité de l’atome insécable. C’est une monade, i.e. l'Unité parfaite, absolue. C'est l’Un, au dessus de la multitude, Dieu, le Principe des nombres et de la diversité. Mais cette unité inclut le dialogue, un dialogue qui s’instaure entre des personnes. Autrement dit, ce en quoi se vérifie l’existence en Dieu de la multiplicité —à savoir les trois personnes distinctes— est en même temps ce par quoi est réalisé en Dieu la plus authentique unité.
À Nicée, Athanase a donc l’idée d’introduire cette notion nouvelle de “personne”, afin d’avancer dans l’imbroglio théologique qui veut sauvegarder la transcendance de Dieu le Père, et en même temps affirmer l’existence distincte du Fils sans remettre en cause la nature divine du Fils (2).
Le mot “personne” qu’introduit Athanase fera tout une histoire.
À l’époque de la Rome antique, les Grecs avaient une acception du mot “personne” qui leur était propre, identifiant la personne à ce que nous nous désignons par le mot “individu”. Les latins de leur côté, désignaient par le mot “personne” le masque de théâtre dont se servaient les acteurs pour amplifier leur voix afin qu’elle atteigne le haut des gradins. Jésus, selon le sens que les latins donnaient au mot “personne” ne serait plus alors qu’un messager envoyé par Dieu, un fondé de pouvoir. Mais dépourvu de la nature divine. On imagine le malentendu entre les Pères latins et les Pères orientaux.
Ce qui est déterminant dans la formule une nature, trois personnes, c’est l’ouverture d’une possibilité de relations. En Dieu la personne est purement et simplement relation. Nous découvrons, écrivait J. Ratzinger, que “la relation est une forme originelle de l’être au même titre que la substance”.
“Le Fils, en tant que Fils, n’existe absolument pas de lui-même, insiste J. Ratzinger. Il est totalement un avec le Père; ne prétendant à rien qui lui soit propre, n’opposant rien au Père qui lui appartienne exclusivement, ne se réservant absolument rien qui soit purement à lui, il est pleinement égal au Père. La logique s’impose : puisqu’il n’y a rien par quoi il serait purement lui, puisqu’il n’existe aucun domaine privé délimité, il coïncide donc avec le Père, il est un avec Lui. C’est exactement cette totale compénétration que le mot “Fils” veut exprimer (3).
Gérard LEROY, le 14 juillet 2017
(1) Discours contre les ariens, I, 9.
(2) cf. G. Leroy, À la rencontre des Pères de l’Église, L’Harmattan 2014.
(3) J. Ratzinger, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Mame, 1967, p. 118.