Pour Denise Torgemane, en hommage amical

   Nos sociétés occidentales emboîtent le pas du processus de sécularisation, la réactivation d’un certain religieux, et le besoin d’une ré-appropriation des sacro-saintes « valeurs »... Comment comprendre ces phénomènes d’aujourd’hui ?

Le terme de « sécularisation » est lié à ce qu’on appelle la modernité tardive (la post-modernité étant née avec la chute du mur de Berlin). Notre époque présente, sécularisée, est marquée par le positivisme, le relativisme, le nihilisme, une critique de la raison réduite à la raison instrumentale. L’homme contemporain aspire en même temps à une raison plus complexe : éthique, esthétique... une raison plus méditative, répondant au positivisme de la raison des Lumières qui ne voit de vérité que dans les résultats expérimentaux des sciences de la nature. L’homme moderne se tourne volontiers vers les sagesses, notamment orientales, plutôt que vers les religions instituées, contraignantes par leur dogmatisme, et qui ne satisfont pas les besoins de l’homme moderne. C’est ainsi que s’est effectué l’exode de certains catholiques vers les sectes, ou les religions archaïques. De sorte que le retour du religieux coïncide avec un individualisme exacerbé, à la recherche d’un nouvel équilibre intérieur rendu nécessaire au cœur d’un monde complexe et cosmopolite. Max Weber avait noté le désenchantement du monde, il s’agit de le ré-enchanter. Le divin refoulé par le processus de sécularisation ré-apparaît soudain.

Si les sociétés occidentales aspirent à un retour des « valeurs », la tâche d’aujourd’hui nous oriente du côté de la ré-interprétation des Écritures et de la Tradition de l’Église. Le travail d’exégèse, d’histoire des doctrines chrétiennes a été entamé voilà cent ans, libérant la lecture critique des Écritures, consistant à abandonner toute conception métaphysique et absolutiste de la vérité, afin de se pencher sur une vérité manifestée dans l’histoire, une vérité à portée universelle, qui vaut pour toutes les cultures. Il s’agit de relativiser la question éculée autour de « l’existence de Dieu », que tournent en dérision ceux qui méconnaissent les travaux de St Anselme de Canterbury ou de St Thomas d’Aquin, et d’aller à Jésus de Nazareth au risque d’y trouver Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu. Peut-être alors, serions-nous amenés à discerner des indices de transcendance dans l’humain authentique, comme potentiel de Révélation, passion de l’amour et de la souffrance ou « expériences du seuil », pour le dire comme Jean-Pierre Jossua. En d’autres termes, il s’agit de discerner la transcendance au-delà du monde de la conscience, comme Être inaccessible garant du sens de l’existence du monde de l’expérience. N’est-ce pas là que se situe le cœur du religieux, par-delà l’immanence finie de l’homme, en référence à la transcendance révélée ?

Après les gros progrès relatifs au dialogue judéo-chrétien, grâce aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI, s’est établie une distance vis-à-vis de la théologie de la substitution Église/Israël. Quant au dialogue avec l’islam, asymétrique, il lui manque la réciprocité qu’on attend, qui n’est assumée que par des intellectuels musulmans. Des pays musulmans trop frileux, craignent en effet l’inculturation et la perte de leur identité. 

Il reste que le dialogue théologique proprement dit est indispensable, qu’une théologie du pluralisme religieux est nécessaire, que la question de la pluralité des traditions religieuses pose ce qu’elles sont au sein même du dessein de Dieu. On peut ainsi reprendre la théologie des Pères grecs portant sur les semences du verbe qui n’ont jamais, dans l’histoire humaine, fait défaut. L’histoire du salut —Ancien et Nouveau Testament— est le sacrement d’une histoire du salut plus vaste qui est l’histoire même de l’humanité. Le Salut de Dieu n’est pas emprisonné dans les frontières de l’Église (cf 1 Tm 2, 4).

Les rencontres d’Assise en 1986 ne sont pas achevées. La candeur est avant-tout paresseuse. Vatican II a d’abord été une rupture vis-à-vis de la séquence théologique dominante depuis le concile de Trente, pour retrouver la continuité avec les premiers grands conciles œcuméniques des IVe et Ve siècles. Vatican II recèle des potentialités encore à exploiter, par exemple, autour des relations entre l’Église et l’État, sur la question de la liberté religieuse, sur celle des religions non-chrétiennes etc... 

Dans un monde où « Sept milliards d’hommes se font peur », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Robert de Montvalon, ex-président de la WCRP-France, où les catholiques représentent un milliard et demi d’individus, comment penser la gouvernance de l’Église sans introduire le concept de subsidiarité des Églises continentales ? Il y a des questions urgentes comme celle de la liberté des jeunes Églises non-occidentales… 

L’Église demeure « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » nous dit la constitution Lumen Gentium (LG I, 1). L’Église représente donc un énorme potentiel au service du vivre-ensemble des hommes. Dans le même temps elle doit renoncer à la tentation du pouvoir direct sur les sociétés et les États pour ne pas devenir ipso facto marginale.

La mission de l’Église n’est pas de grossir ses rangs, mais de témoigner de l’amour de Dieu et de favoriser ce qui va dans le sens de son Royaume en reproduisant les gestes de l’Évangile selon l’esprit de Jésus.

Gérard Leroy, le 17 février 2023