Pour Sophie Guerlin, en hommage amical
La nuit s’abat sur le Mont Sion. Les gens se sont calfeutrés derrière les volets de leur maison. À l’écart, autour d’une table se rassemblent quelques jeunes gens, disciples de ce Jésus qu’ils suivent depuis trois ans. Pour partager le repas. Jésus rompt le pain, et le distribue, fidèle au rite juif. De même la coupe remplie de vin passe de main en main. « Ceci est mon sang donné pour vous. » L’Alliance nouvelle va se révéler, dans le sang. Celui qui va se sacrifier devient nourriture et breuvage de ceux pour lesquels il se livre. « Faites ceci. » « Ceci est mon corps ». Mangez-en !
L’Eucharistie donne du futur à la mémoire.
Le Christ vient habiter ce chaos de mon corps, de mes passions, de mes turpitudes, de mes pulsions. En même temps il m’invite à un corps à corps avec lui. Le corps humain est du biologique, certes, mais ne s’y réduit pas. Il y a en moi une vie du corps qui fait aussi ma vie, la plus profonde et la plus intérieure peut-être. En se donnant il mendie ma chair pour m’enrichir de sa divinité.
Le corps de Jésus fut aussi un corps pareil au nôtre. Il s’est donné dans ce corps-comme-le-nôtre, à Bethléem. Il s’est offert comme corps ce soir-là, veille de sa crucifixion, à Jérusalem. « Ai-je un corps ou suis-je un corps ? » Il nous faut tenir ensemble l’un et l’autre. L’Eucharistie est à la fois une fusion des corps et un partage des forces, mieux : un « transfert de la force » qui va de Dieu à l’homme. Car en l’Eucharistie je reçois en moi de la force de Dieu dans son corps qui se donne à moi, qui vitalise ma propre force, jusque dans ma vie organique, comme il en va de la fonction du manger et du boire. L’Eucharistie est une passation de forces où « Dieu divinise, l’Esprit spiritualise ce que l’homme humanise. » (François Varillon). L’homme s’humanise en mangeant le corps du Christ qui le divinise en se laissant ainsi assimiler. La communion eucharistique a aussi pour vocation de faire entrer l’homme toujours davantage dans son état d’être-homme créé pour devenir humain. De même que le sacrement de mariage unit les corps des deux époux, l’Eucharistie, en transformant le pain en corps et le vin en sang, unit le corps du Christ et celui de son disciple amoureux qui apprend de lui à aimer et à désirer ce pour quoi et ce dans quoi nous sommes : hommes et femmes dans l’éros conjugal, humanité et divinité dans l’ agapè eucharistique.
L’humain est incorporé au Fils de l’homme, au Verbe, déjà et pas encore introduit dans la Trinité par le vœu de Jésus à son père : « Fais qu’ils soient un en nous ». Prenons et mangeons. Laissons-nous aller à l’ivresse du divin, l’ivresse d’un manger et d’un boire capables de nous transformer de part en part, « pour que nous ayons la vie » (Jn 10, 10). Qui est la vie ? (Jn 14, 6).
Gérard Leroy, le 15 mars 2022