Pour Anne et Stephane, en hommage amical
Les médias considèrent volontiers la croissance démographique des musulmans dans les pays de l’Union européenne comme le début de l’islamisation progressive de l’Europe.
L’émergence d’un islam européen est un évènement historique considérable qui concerne le destin même de l’islam comme deuxième religion du monde. Il concerne aussi les dérives de la mondialisation à laquelle le monde musulman est confronté aux valeurs occidentales. L’Europe compte plus de 15 millions de musulmans. Est-ce une chance historique pour une coexistence de l’identité musulmane et de l’identité occidentale ?
L’histoire de la communauté mondiale est appelée à la convergence progressive de tous les peuples.
1) Il convient de distinguer d’abord la modernité scientifique. Historiquement, la civilisation arabo-musulmane a contribué de manière éminente au développement des connaissances scientifiques. L’époque Abbasside a été marquante dans l’évolution des mathématiques, de la médecine, de l’astronomie, de la pensée philosophique. Bagdad et Bassora ont été les capitales intellectuelles du monde.
Aujourd’hui on constate un vif attrait pour les industries de pointe dans le domaine de l’informatique dans les pays musulmans. Comme si le monde musulman voulait faire la preuve que la révolution industrielle et numérique n’entraînait pas fatalement une stérilisation du sentiment religieux et une sécularisation de la vie quotidienne.
2) La modernité politique est inséparable d’une modernité économique et sociale qui a transformé les rapports entre l’Etat et les instances religieuses dans les sociétés occidentales. Il s’agit essentiellement de l’avènement d’un Etat de droit fondé sur le contrat social et non sur un principe transcendant, de la séparation de l’Etat et du pouvoir religieux, de la laïcité et de la reconnaissance de la liberté religieuse. Sur ce terrain, il y a un décalage entre les sociétés démocratiques de l’Europe moderne et la plupart des sociétés musulmanes.
Certains représentants de l’islam reprochent à l’Occident d’avoir exalté les droits de l’homme au détriment des droits de Dieu. Comme au XIXe siècle, le catholicisme intransigeant reprochait aux libertés modernes d’avoir conduit à l’athéisme. On rencontre là toute la question des rapports entre la vérité révélée et les droits de la conscience humaine. L’Eglise catholique a mis des siècles à renoncer au mythe d’une vérité dictée et imposée sans égard pour les droits de la conscience individuelle.
Il y a un lien étroit entre le droit à la liberté religieuse et la laïcité. Il est nécessaire de dépasser une certaine laïcité à la française anti-religieuse et permettre, ainsi que l’a voulu Aristide Briand, la laïcité comme vivre-ensemble des citoyens.
Un islam européen est convié à concilier son appartenance à l’umma musulmane et son appartenance à la société civile dans le respect de sa légitime autonomie.
La modernité culturelle recouvre le domaine immense de la littérature, de la philosophie, des sciences humaines et des sciences religieuses. De ce seul point de vue on doit reconnaître qu’il y a encore un écart profond entre l’islam et le christianisme.
La différence d’approche des Textes fondateurs est liée au déphasage historique entre la culture occidentale et la culture du monde arabo-musulman ; elle est encore liée au fossé entre les medersas et l’enseignement supérieur des universités dans les nouvelles procédures de la lecture des textes. L’instance herméneutique n’est pas toujours prise au sérieux quand il s’agit d’entreprendre une relecture contemporaine du Coran et des hadiths du prophète. Cependant, avec certains penseurs mu’tazilites de l’islam, il est possible d’introduire l’idée de tradition interprétative sans porter atteinte au caractère sacré du Coran comme Parole de Dieu. Ce serait la tâche des intellectuels musulmans de chercher l’articulation entre la foi et la raison moderne comme raison critique.
La culture européenne est devenue post-religieuse. Mais parmi les composantes historiques de la civilisation européenne, on doit mentionner non seulement l’héritage religieux judéo-chrétien, mais aussi la tradition arabo-musulmane. Les trois religions monothéistes ont une responsabilité historique face au défi de la mondialisation.
Les dérives de la mondialisation annoncent les exigences éthiques de l’humanisme séculier. Le double écueil de la mondialisation, c’est un processus de globalisation qui tend à sacrifier les identités culturelles et religieuses et aussi un système économique mondial sous le signe de la loi du libre marché, générateur d’une plus grande pauvreté.
La responsabilité historique comprend la quête de l’humain authentique et la vocation prophétique des deux traditions.
L’humain authentique, parlons-en. Avec les intellectuels musulmans, il est permis de parler d’un « humanisme islamo-judéo-chrétien ». L’Europe doit surmonter les effets déshumanisants d’une certaine culture mondiale véhiculée par les médias, une culture consumériste et hédoniste qui met en danger les identités culturelles. Le christianisme et l’islam peuvent être des instances de sagesse en vue de maintenir un humain authentique. La spécificité de la culture européenne est d’être un point de rencontre de la tradition biblique et de la raison critique qui est un héritage de la Grèce et de l’âge des Lumières.
L’homme se définit aussi par l’ouverture à une Altérité transcendante. Le processus de sécularisation ne réussit pas à écarter le retour du spirituel. L’emprise du technico-économique favorise l’émergence soit d’un sacré sauvage, soit d’un nihilisme néo-païen, soit d’une importance démesurée à l’argent, à la réussite sociale et au sexe. Le sacré de la foi monothéiste est plus d’ordre éthique.
Face au nihilisme moderne, face aussi aux sagesses immanentistes de l’Orient, le christianisme et l‘islam doivent faire la preuve qu’il n’y a pas de contradiction fatale entre l’affirmation d’un Absolu transcendant et le respect de la personnalité humaine. La modernité comprise comme autonomie du sujet a prétendu vainement mettre fin au règne du religieux.
2) La vocation prophétique des monothéismes propose un salut de l’homme au-delà de l’histoire. Leur dimension éthique et prophétique contribue à donner un visage humain à l’histoire. C’est évident dans le christianisme comme dans de nombreux courants dans le monde musulman qui font preuve d’une action proprement révolutionnaire contre les diverses aliénations dont des millions de gens sont victimes. On ne saurait les confondre avec la nébuleuse du terrorisme beaucoup plus soucieux de déstabiliser l’Occident que de porter remède aux fractures et injustices du monde contemporain.
Concrètement, le christianisme et l’islam ont mieux compris qu’ils ne sont pas la seule instance de l’intelligibilité du monde. Mais les deux traditions ressentent l’importance d’une éthique globale qui bénéficie à la fois des ressources morales des grandes traditions religieuses et de l’apport des éthiques séculières.
Les religions monothéistes ont une vocation prophétique fondée sur un certain consensus autour de la dignité inviolable de la personne humaine. L’expérience du cruel XXème siècle nous invite à méditer sur la fragilité de la conscience humaine laissée à elle-même.
Le fondement radical de la dignité de la personne humaine est posé avec la révélation biblique sur la création de l’homme à l’image de Dieu. C’est là un héritage commun à la Bible et au Coran. La vie de tout être humain revêt un prix sacré. Face à une culture dominante qui risque d’abîmer l’homme, elles peuvent exercer un rôle de contre-culture. Elles ont vocation d’adresser un avertissement prophétique face aux injustices structurelles d’un monde qui obéit à la seule loi du profit.
Gérard Leroy, le 14 septembre 2024