Pour Véronique et Bernard Schürr, en hommage amical
L’aujourd’hui, comme hier, nous enchante ou nous contraint. Commençons par les maux dont nous souffrons qui ne réclament pas tant de la science médicale que de l’observation sociologique. Notre propre présence dans le monde implique la recherche du sens de cette présence. La sagesse serait alors l’art d’être soi dans un monde mieux connu, de telle manière que son propre comportement aide les autres à être eux-mêmes. Lancinante question « qu’est-ce que je fais là ? » que posait Jean d’Ormesson. Si l’on veut bien arrêter son regard sur le monde qui nous entoure, nous délestant de sa « sagesse » plus fardée de la redondance des mots que fondée sur la raison des choses, on est d’abord frappé par un train de mutations, aussi brutales que récentes, que nous ne sommes pas préparés à maîtriser. Beaucoup ne voyaient pas la tuile dont on voudrait bien savoir de quel toit elle nous est dégringolée dessus.
Ce monde nous provoque. L’homme moderne que nous essayons d’être, que nous gémissons d’être, est l’enfant d’une longue gestation. Au terme de laquelle surgissent quelques défis : un nihilisme volontiers ostentatoire, qui exprime la négation totale des valeurs et des croyances, et qui a trouvé à s'exprimer dans la grande remise en question de 1968 et la contestation soixante-huitarde des valeurs de notre société ; le relativisme pour lequel tout se vaut et que le pape Benoît XVI a dénoncé comme une dictature des temps modernes ; le positivisme pour lequel il n’y a pas de vérités en dehors des sciences expérimentales de la nature. Et puis la sécularisation, qui s’exprime dans tous les domaines d’activité, économique, social, artistique, politique, scientifique, où l’on procède de façon méthodologique, dans un univers exclusivement humain, en vue de fins propres à chacun, hors de toute finalité religieuse, comme si Dieu n’existait pas. Dans le même temps, l’idéologie rationaliste s’est peu à peu dégradée en sectarisme, tandis que prolifèrent les intégrismes religieux. Tout cela façonne les mentalités et imprègne la culture moderne.
À l’observation des mutations récentes de l’histoire présente, on relève d’abord, au cœur de nos existences le surgissement, il y a une trentaine d’années —c’était hier—, de la mutation numérique, avec l’émergence d’Internet, auquel nous sommes contraints de nous connecter tant l’usage se répand, jusqu’au remplissage de la feuille d’impôts, quand on sait s’en servir. Tout cela s’est imposé dans les années 90 en l’absence de toute réflexion éthique préalable. L’application des réseaux sociaux a permis à l’imaginaire de se développer dans toutes les logosphères (facebook, twitter etc), avec des représentations qui, comme les ombres de la caverne imaginée par Platon, sont érigées en vérités dont on fait des systèmes plus ou moins rationalisés, avec une couverture intellectuelle dont usent les slogans qui font avaler des couleuvres. Dans nos cavernes, ne sommes-nous pas prisonniers des apparences ?
Il convient ensuite de repérer la complexité géopolitique au Proche-Orient depuis la révolution islamique en Iran, en 1979, qui a métamorphosé l’antagonisme chi’ites-sunnites dont chacun des deux camps a réveillé le rêve à peine enterré d’une renaissance de l’empire perse pour les premiers, un réveil de l’empire ottoman pour les sunnites Turcs. Dans le même temps l’ Arabie saoudite veut imposer le salafisme, au Yemen et ailleurs, le Soudan est toujours coupé en deux, la Libye est entrée dans une période funeste dont on se demande comment elle en sortira. La Somalie est en jachère. Mogadiscio est ravagé. Les Rohingya sont anéantis en Birmanie… « Le monde est un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ! » écrivait Musset.
Notre monde a encore à subir les désastres que causent la désertification et la déforestation, que ces casseurs prométhéens d’aujourd’hui poursuivent avec un coupable acharnement. Sans parler de la révolution génétique, sorte de mainmise sur les mécanismes de la vie, le « transhumanisme », qui voudrait améliorer l’humain que la création aurait raté, et… faire réapparaître le spectre de l’idéologie nazie…
Tout cela est lié au déséquilibre que fait subir à la société humaine tout entière l’hégémonie de l’économie. Le capitalisme a gagné jusqu’à la Chine, qui déclare à qui veut l’entendre qu’elle est communiste. C’est moins du capitalisme que nous souffrons que de son immoralité, et de la relégation de la politique qui n’est plus que la greffière de décisions prises en dehors de son champ. La toute puissance de l’économie est cultivée sur le plan individuel par ces gens à qui il faut trop de tout pour qu’ils estiment avoir assez… On s’efforce avec un bel entêtement à donner en modèle aux petites filles des dindes décérébrées dans l’intention de les formater et de leur faire acheter des produits dérivés. Le marketing fait semblant d’ignorer d’être cause de la diminution du pouvoir d’achat. Mais le marketing fait si bien son job qu’on se laisse piéger. Et demain ? L’horizon ne s’éclairera qu’avec une prise de conscience de la responsabilité de chacun de s’engager, non pas en se limitant à l’indignation, stérile, mais à la mesure de ses forces en redonnant à la société du liant.
Défions-nous de la foule qui continue à se penser comme peuple, qui s’agglutinera encore derrière les Bolsonaro, Erdogan, Victor Orban, Khamenei, Poutine, Maduro, Kim Jong-un, Xi Jiping, Buhari, ce « mixte d’Erdogan et de MBS » (BHL). Sous sa présidence le Nigéria sombre, les Fulanis procèdent à un nettoyage ethnique et religieux presque méthodique, nourris par les prêches des Frères musulmans. Le Président nigérien Buhari peut toujours compter sur le soutien financier d’Ankara, du Qatar et des Chinois qui ne reculent devant rien qui les salisse.
Face à tous ces roitelets qui tyrannisent et torturent, des gens se sont élevés ou s’élèvent encore, et qui nourrissent notre espérance. Ne retenons seulement que quelques Justes qui sont comme des myosotis dans une forêt d’égoïtés : Barack Obama, Prix Nobel de la Paix, symbole de la réconciliation raciale qui fut le combat de vie de Martin Luther King ; Angela Merkel guidée par une éthique courageuse en faveur des migrants ; le pape François dont le texte encyclique est qualifié par Edgar Morin d’ « aussi inattendu que lumineux, d’appel pour une nouvelle civilisation. » ; Vandana Shiva, l’une des chefs de file des écologistes et des altermondialistes ; Michelle Obama, première dame exemplaire, engagée, brillante, loyale ; J.K. Rowling l’auteure à l’origine de la célèbre saga Harry Potter, dont l’association, Lumos, s’occupe de la protection des enfants ; Bill Gates, ce grand innovateur qui a permis la démocratisation de l’ordinateur personnel, et a donné le départ à une révolution industrielle et culturelle sans précédent, mettant une partie de sa richesse au service de tous ; Malala Yousafzai, militante pakistanaise du droit des femmes, la plus jeune lauréate du Prix Nobel de la paix ; Stephen Hawking, ce physicien et cosmologiste, scruteur des trous noirs et de l’origine de l’Univers…
Ce kaléidoscope de toxiques et de serviteurs de l’humanité n’empêche pas l’arrivée de la vague d’un néo-matérialisme qui s’apparente à une gnose scientiste et ne se contente pas de susciter un nouvel imaginaire avec sa propre eschatologie mais qui annonce que les solutions sont dans les algorithmes biochimiques ou physico-chimiques qui nous définissent. Nous voilà sous l’empire d’une raison purement calculatrice.
Et Donal Trump parmi tous ces gens ? Obsédé par sa réélection il compte sur les évangélistes, ces protestants d’extrême droite, essentiellement blancs, qui représentent 25% de la population américaine. Retenons que 81% de ce quart de la population américaine a voté pour D. Trump aux dernières élections présidentielles. Ces gens sont pour Trump un bloc électoral clé.
Y a-t-il un co-pilote en notre avion capable de rétablir le cap vers une société digne de l’humain ? Pourquoi un co-pilote ? Parce que le pilote c’est toi et moi, chacun d’entre nous.
Bonne année !
Gérard Leroy, 27 décembre 2019