Pour Bruno, en partage
Nous vivons dans un contexte historique tout à fait original. En France, longtemps nous avons été unifiés autour d’un roi (très) catholique. Jusqu’à la Révolution de 1789, la France a vécu en vertu du principe selon lequel chaque pays adopte la religion du chef de l’État. « Une foi, une loi, un roi. »
Pendant plusieurs siècles l’harmonie a régné en France entre l’absolutisme royal et la structure hiérarchique. Il a suffi d’une majorité laïque et anticléricale sous la IIIe République pour que l’on passe d’une extrême à l’autre. Si la majorité des catholiques a renoncé à imposer leur foi, un ordre moral, politique et social, il reste cependant des nostalgiques comme Mgr Lefèbvre, lequel disait au Cardinal Ratzinger : « Avec votre conception de la liberté religieuse, vous allez mettre à bas les États catholiques ». Ce à quoi le Cardinal Ratzinger répondit : « mais il n’existe plus d’État catholique ».
À l’opposé, certains militants de la laïcité ne comprennent pas qu’il existe en l’homme un besoin spirituel, un vouloir-être qui traduit une compréhension de l’homme comme histoire en voie de salut. Cette quête est aujourd’hui en panne. Emportés par la spirale de notre société consumériste notre liberté est aujourd'hui en effet sollicitée par une foule de stimuli qui encombrent la vie quotidienne.
En parlant de l’évolution de l’Église, le ministre Alain Savary écrivait : « certains laïcs ont voulu l’ignorer, d’autres la connaissaient, mais ne voulaient pas ou ne pouvaient pas l’accepter, d’autres enfin la connaissaient, comme s’il fallait continuer à l’ignorer. » Voilà qui résume bien la variété des tendances du camp laïc. Beaucoup n’ont pas fait l’effort de comprendre ce qu’était devenue l’Église dans le sillage de Vatican II.
La laïcité, telle qu’elle est comprise aujourd’hui par les catholiques, trouve son inspiration et sa charte dans les encycliques du pape Jean XXIII et la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, où le pape insiste sur la liberté, le respect du pluralisme, l’aspiration à un État qui fonde sa pratique sur le droit.
L’Église catholique a tourné une page. Elle ne lutte pas moins contre une raison individuelle qui prétend s’émanciper des sourds qui la fondent. Avec les totalitarismes, bolchévique, fasciste et nazi, elle a su mettre en valeur l’antériorité de l’homme-sujet par rapport à l’État, et redonner de la force à une doctrine de la subordination de l’État à l’homme, en tant qu’il est sujet, fondement et fin de la vie sociale (Pie XII, message de Noël 1944). Mais toute affirmation vigoureuse des droits propres de l’Église catholique faisait resurgir le spectre d’un cléricalisme perçu comme destructeur des libertés conquises. Apparaît alors une Église réconciliée avec un État de droit avec, à la base de la pyramide, une société de libertés et de devoirs. Dans l’encyclique Pacem in terris, l' « État de droit », au service de la justice est clairement désigné comme modèle à atteindre et à perfectionner.
Tous les États de droit forment entre eux une communauté universelle fondée sur les règles égales de droit (n° 80), au service de l’homme.
Il y a une typologie sommaire des rapports ambigus entre religion chrétienne et laïcité socio-politique. La visée laïque est en effet plurielle : elle commence par une barrière de freinage de l’empiètement du pouvoir religieux autrefois dominant ; elle se veut obstacle à la domination socio-politique des clercs. La menace est devenue illusoire dans les sociétés occidentales aujourd’hui développées. La difficulté vient, à l’instar de la Révolution française, qu’à absolutisme royal succède, de façon quasi symétrique, l’absolutisme de la souveraineté du peuple (1). Cette visée laïque a comme conséquence le renvoi de la religion à la zone privée de l’existence, comme il en va des goûts et des couleurs.
Plus radicalement elle peut se concevoir comme une tentative d’éradication de la religion au cœur de l’homme. La religion privée peut alors être jugée comme une survivance du passé, ce que marque l’approche positiviste. Sous le masque d’un égalitarisme aux accents généreux, les croyants sont relogés dans leur sacristie « qui sent le moisi » (Siné), tandis que les athées sont invités sur les chaînes publiques à déverser leur venin.
La visée catholique évolue de façon symétrique. La déclaration sur la liberté religieuse du Concile Vatican II représente un point d’orgue. L’Église plaide pour l’adhésion tout intérieure. La tentation du Christ au désert est comme le dévoilement (a-letheia) mystérieux de ces impasses possibles. Mais l’Église attend à son tour du pouvoir politique qu’il comprenne l’univers de la croyance comme affranchi de toute coercition, d’accepter que la foi est passée de l’aliénation à l‘extériorité oppressive à une altérité libératrice.
Un espace démocratique doit tenir compte du pluralisme au fondement d’une laïcité vivante, en respectant l’autonomie des pensées et des croyances participant au bien commun, comme partenaires d’une vie démocratique multidimensionnelle.
Le fondement de la liberté religieuse peut être trouvé dans une théologie assez audacieuse qui souligne le lien unissant les apports de la Révélation du Christ et ceux de la raison qui se découvre dans l’histoire. Elle doit pouvoir être transposée pour réfléchir théologiquement et à nouveaux frais sur les fondements de la laïcité vus dans une perspective chrétienne.
Gérard Leroy, le 29 octobre 2021
(1) cf. Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Gallimard, 1985, pp. 227ss.