Pour Laurence Zigliara, en hommage amical

   Du mal on ne peut rien dire. Il convient pourtant d’en parler pour ne pas justifier le mal par des causes qui ne cessent de l’oblitérer.

Comment penser Dieu après Auschwitz ? À cette question si rebattue, on ne peut, pourtant, qu’être muet, reconnaître l’horreur, et faire mémoire de ceux qui l’ont traversée. Ce qui est devenu un moment de l’histoire —de l’« histoire racontée » inscrite dans la « grande Histoire »— peut, et doit aussi, se traiter de façon historique d’abord, et de manière métaphysique. Certes, on pourra dire et signifier, à l’instar de Paul Ricœur, que le mal n’est pas une question en soi, mais d’abord une interrogation pour moi, un défi, que le problème n’est pas ou plus ce qu’est le mal, mais ce qui me fait mal. Et la question devient dès lors : non pas « pourquoi ? », mais « pourquoi moi  ? ».

Auschwitz demeure une question, voire la question par excellence du mal en matière de philosophie contemporaine. Paradoxalement, plus l’évidence du mal nous atteint dans l’écart que nous entretenons avec sa cruauté, et plus il paraît urgent de dégager un horizon. On fera surgir avec plus de force encore le mal en comprenant qu’il y a matière à rejoindre ce sentiment d’« absence de soi » par lequel tant de détenus et de mourants sont passés. Le mal, non la cruauté, tient moins dans la masse, l’intensité, ou la différence qualitative de la souffrance éprouvée à Auschwitz, que dans la possibilité pour nous, et pour chacun, d’encore y participer.

Il n’est pas question dans cette approche philosophique de simplement revendiquer les « racines du péché » toujours présentes en l’homme pour expliquer qu’Auschwitz représente le drame d’un Satan exemplifié (explication chrétienne par l’interprétation de la Croix chez Edith Stein). Encore moins pourrons-nous nous satisfaire de penser un Dieu si souffrant et si impuissant qu’il ne pouvait ni ne devait intervenir dans ce drame de l’homme en train de se néantiser (explication juive du retrait de Dieu chez Hans Jonas). Pas davantage, ne pourrons-nous nous contenter d’une interprétation mystique par laquelle l’« habitation de Dieu en l’homme » suffirait à le faire exister, au moins pour ne pas l’oublier (chemin intérieur d’Etty Hillesum). La Croix (Stein), l’impuissance de Dieu (Jonas), ou l’habitation de Dieu en l’homme (Hillesum), sont certes des interprétations qui valent, mais qui se donnent moins comme des exemplifications ontologiques de la fêlure de l’humain que comme des interprétations théologiques à visée justifiante, de la subsistance de Dieu, en dépit ou malgré la présence du mal et du péché.

La souffrance n’est un scandale que pour qui comprend Dieu comme la source de tout ce qui est bon dans la création, y compris l’indignation contre le mal, le courage de le supporter et l’élan sympathique vers ses victimes ; alors nous croyons en dépit du mal. Croire en Dieu, malgré…, c’est une des manières d’intégrer l’aporie spéculative dans le travail de deuil .

Au regard du scandale le mal s’abat comme la nuit. La question n’est pas une affaire de vision ou d’interprétation. Elle conduit au contraire à l’impossibilité même de voir et de viser, et même d’interpréter ou de signifier. Lier « mal et finitude » n’est pas donner sens au mal, mais indiquer l’impossibilité du mal de signifier à l’horizon. Il y a comme un « surcroît du non-sens sur le sens ». Le problème du mal introduit l’effondrement de tout édifice de signification ou d’interprétation. Ni Maurice Blanchot, ni Merleau-Ponty, ni Lévinas  n’atteignent les limites par lesquelles, ni la phénoménologie ni la littérature ne subsistent comme vocation pour (ou contre) le sens, comme s’il revenait aux littéraires ou aux phénoménologues de l’atteindre.

On se trouve emporté par l’exigence de trouver un sens. C’est le moteur de l’enquête pour le dire comme Maurice Blanchot. Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi y a-t-il du sens ? Comment tirer un sens de cette infinie monstruosité ?

Vous avez 4 heures ! Ou la vie… 

 

Gérard Leroy, 17 décembre 2021