pour Hélène et Jean-Marc Bellanger en hommage amical

   Nous vivons le présent à la manière des soldats, puisqu’on nous dit que nous sommes en guerre, qui rampent dans un tunnel dont ils voudraient bien voir le bout. L’angoisse monte. Préparée par une modernité en recherche constante de l’assouvissement immédiat de nos désirs les plus variés. Notre temps a perdu du temps son importance, il a perdu la patience, et le goût de l’effort qu’exigent le rappel fructueux de ses racines et l’espérance de ses lendemains à construire. 

Notre temps s’est imprégné de la puissance de ses sciences et de ses techniques. Il créé, à la mesure de ses projets et de sa responsabilité autonome. Il envisage la raison comme une fabrique de calculs, non pour connaître ce qui est déjà donné, mais pour créer des faits conformes à ses prévisions. Ce faisant notre temps s’éloigne de l’intérêt pour l’homme réel. En éprouvant ce vertige d’exercer le pouvoir de transformer l’homme lui-même, surgit la question de savoir si la rationalité appliquée n’est pas destructrice de quelque chose que la science est incapable d’apprécier, que certains appellent le bonheur, quelque chose qui donne à l’homme les raisons de vivre.

La science se donne de libérer notre avenir de nos contraintes présentes. Ipso facto, la prévision scientifique impose au futur d’être conforme à ce que nous voulons qu’il soit. Ce qui donne à la science d’être par essence projective et anticipatrice. Son futur est à la portée de ses calculs ; elle l’invente à partir de son présent. 

Mais le présent est en train de lui jouer des tours. Que peut la science pour notre présent infecté ? Où est notre pouvoir lorsque ces catastrophes, qui s’ajoutent à celles que nous sommes capables de déclencher(1), nous révèlent notre vulnérabilité ?

Une société qui réduit la réalité à ce dont elle peut disposer dans l’immédiat ou qui l’enferme dans les frontières de ses rêves, se remplit de ses espoirs superficiels et se vide de ses capacités d’espérance. Sans autres horizons que ses virtualités, elle s’est rendue incapable de reconnaître sa fragilité, ses limites. Elle s’extasie de ses rêves fantasmagoriques ou de ses images. Ayant vidé le réel de ses résistances, elle le vit comme une représentation, d’un soi virtuel, sans réalité, fantastique en somme. L’homme d’aujourd’hui se veut créateur… d’un soi rêvé. 

Nous avons abandonné, parfois avec un mépris que s’octroie certaine valetaille dirigeante, la réalité complexe de nos relations humaines. Nous prétendons « objectif » le résultat de nos opérations d’abstraction, mais nous n’y trouvons qu’une image de nos volontés de puissance débridées.

L’hypertrophie de la conscience scientifique convainc l’homme que son existence a vocation à s’améliorer matériellement, continûment. Mais ses amours et ses haines, sa vie spirituelle, son passé et son futur, tout ce qui fait son histoire réelle, tout cela échappe à ses calculs. Tout cela qu’on avait oublié revient à la surface aujourd’hui. 

Gérard Leroy, le 25 mars 2020

(1) Les conflits que nous alimentons ont envoyé près de 3 millions de réfugiés en Turquie, plus d’1 million au Pakistan, autant au Liban…