Pour Marie-Cécile Hammer, en hommage amical

   Les philosophes ont longtemps compris le rite comme la partie contingente de la religion. Bien qu’il n'en soit pas l'essence une religion sans rites est peu envisageable.

Le rite, en religion, est principe visible de différenciation. L’on tend, par les gestes rituels, à se démarquer, à souligner sa singularité même au sein d’une tradition qui partage avec d’autres le même credo. La normalisation des rites entraîne parfois des controverses mémorables. Fallait-il se signer avec deux doigts, ou avec trois ? De gauche à droite ou bien l’inverse ? L’important est de sauvegarder l’unité foncière de la foi, ainsi que le recommandait le penseur œcuménique allemand du Moyen-âge, Nicolas de Cues.

Loin d’être un jeu superficiel masquant l’essentiel, le rite est un geste symbolique qui relie l’homme au sacré, lequel, en religion chrétienne, transcende le rite par le sacrement qui lui donne de réaliser ce qu’il signifie.

Le rite est sans conteste un pertinent miroir et un puissant véhicule de sens du sujet collectif qui le pratique.

Sous la République des Césars les Romains, convaincus de l’importance de la religion, sont attachés aux coutumes et aux rites. Faire montre de religio c’est répéter des gestes précis, réglés par la Constitutio religionum (1). La pratique fidèle y est encouragée. Elle doit assurer la pax, la paix, autrement dit un juste équilibre entre la cité et les dieux (2). Cicéron insiste sur la nécessité des cérémonies rituelles (religiones), qu’il faut observer pour préserver l’union qui existe entre l’homme et Dieu. Là est la religion, dans cette union. Une expression romaine établit bien le sens du mot religion, de manière précise : religio mihi est, “je me sens lié par” (3). Toute la piété romaine est là, dans le lien entre le sentiment intime, le geste cultuel, et le devoir moral.

Depuis la nuit des temps, les hommes et les dieux, s’associent au cœur des rites pour lutter contre le retour au chaos originel. Ainsi en est-il des dévotions à la déesse égyptienne Maât qui symbolise l’ordre, la justice, l'équilibre du monde qui ne peut être maintenu qu’à la condition que l’homme soit juste.

Le rite est itératif. Il est lié au temps. Le temps est tout entier à l'intérieur de chacun de ses fragments. En épousant les cycles biologiques de la nature, ou les cycles d'un calendrier concocté par l'homme, la fête rituelle marque la fin d’un temps et célèbre l’aube d’une ère nouvelle, chargée d’espoir. Ainsi en est-il de la nuit de la Saint-Sylvestre. Ainsi en est-il encore des parieurs du PMU rassemblés chaque dimanche matin pour conjurer le hasard et capter la chance. Ainsi en est-il de la fête du cheval célébrée par les chamans de l'Oural qui offrent l'âme du cheval sacrifié au cours d'une cérémonie religieuse annuelle, qui dure trois jours (4). Ainsi en est-il enfin de la perception du rite pascal, annuel lui aussi, qui marque la fin de la Passion et qui est chargé de l’espérance eschatologique offerte par le sacrifice de Jésus. Tous ces exemples, et bien d’autres, présentent le caractère collectif du rite. Ses séquences, ses protocoles ne peuvent être régis que par des spécialistes, des lévites, des brahmanes ou des prêtres. Ces gens sont les maîtres du rite liturgique, les grands ordonnateurs, censeurs d’une liturgie organisée selon un rituel établi, normalisé. et pour une grande part symbolique.

Le rite ne s’oppose pas aux mythes mais le réactualise, voire, dans la liturgie catholique, réalise l’anamnèse d’un événement passé de l’histoire, la Cène en l'occurrence. Le rite se présente ainsi comme l’agent de liaison de l’homme avec le sacré, soit le mythe, soit le transcendant révélé.

Aujourd’hui notre société est marquée par l’absence de processus ritualisés. Les études ethnologiques nous rapportent que dans les sociétés primitives, la gestion ritualisée des phénomènes apparemment désordonnés permet à certains sujets atypiques de prendre place dans le champ de la communication sociale, autrement dit d’être re-socialisés. Ceci fait apparaître la caractéristique structurante du rite.

L’Église, principal vecteur du rite religieux en Europe qui sert de paradigme à d’autres sociétés a-religieuses, a le devoir d’inventivité dans un monde en mutation qui présente d’autres exigences que jadis. Prenons simplement, aujourd’hui, le sacrement des malades. Il doit-il aider la société présente à redécouvrir comment permettre à certains malades porteurs du virus du sida d’assumer totalement leur angoisse et la violence qu’ils représentent pour le plus grand nombre. 

Notre société, à l’évidence, ne regarde pas la mort en face et l’occulte par une activité débordante, l’accumulation de préoccupations superficielles et la confiance aveugle au discours scientifique. Comment une personne paralysée par sa maladie peut-elle encore se sentir utile dans une société animée par la rentabilité ? Les malades ne peuvent recouvrer un peu de “fécondité” que s’ils perçoivent qu’ils sont vraiment écoutés. Les personnes au bord du suicide éprouvent le sentiment d’inutilité, d’infécondité, qui les entraîne à la rupture et à quitter la vie. Mais en rencontrant un interlocuteur qui sait écouter leur cri, alors elles découvrent une fécondité réelle, qu’elle croyaient avoir à jamais perdu. Et ceci parce que l’interlocuteur est convoqué par le suicidaire pour oser regarder en face son sens de l’homme et son avenir d’homme.

On sait que le rite est une protection contre l’angoisse et la violence. Penchons-nos sur quelques exemples de rites que nous relate l’Ancien Testament, et plus précisément sur les malades atteints de la lèpre. À cause de son caractère contagieux cette affection excluait, radicalement, tout porteur de la lèpre. Toute une série de rites en lien avec son état devait être appliquée. Ainsi devait-il se montrer aux prêtres, seuls autorisés à homologuer, en quelque sorte, son nouveau statut d’impur et à l’exclure de la communauté. S’il guérissait, l’homme devait être rituellement purifié par un prêtre afin que son statut d’impur soit levé, ainsi qu’il est décrit dans le Lévitique (Lv 13 - 14). Il y a là une véritable gestion sociale de la violence que représentait la contagion.

Pour sa part, le Christ va, sans la renier, relativiser cette gestion, puisqu’il n’hésite pas à franchir les barrières de la mise à l’écart des lépreux en allant les toucher. Mais notons que le Christ demande aux malades qu’il a guéris de se montrer quand même au prêtre, autrement dit de se conformer aux pratiques sociales de l’époque où le rite a une importance considérable (cf. Mt 8, 2).

Importance que nos temps modernes, délaissant tout ce qui n’entre pas dans le champ de l’expérimentable, ont hélas oubliée.

Gérard LEROY,  le 30 juin 2011

 

  1. cf. Cicéron, De Legibus II, 10. Cité par M. Despland, La religion en Occident, Cerf, coll. Cogitatio fidei, p. 25.
  2. D’après Tite-Live, VI, 41.
  3. Pour Cicéron le mot relegere signifie “lire une seconde fois”, en se pénétrant du sens, en étant attentif aux signes qui  sont envoyés au lecteur.
  4. cf. Mircea Eliade, Traité d'histoire des religions, § 33 : rites d'ascension, pbp.