et demain ?

La 700e ! 

Pour Philippe Weickmann qui est à l’origine de ce site, pour Marie, Bruno, Edwige, Bertrand, Bernard(s), Dominique, Jacques, Pauline, Patrick, Véronique (s), Arnaud, Anita, Roger, Maryline, Charles, Nicole, Louis, Aurélie, Gaëlle, Henri-Luc, Muhasanya, Géraldine, Paul-Serge, Béatrice, Florin, Michèle L., Denise, François, Danièle et Jean-Pierre, Anne, Ghaleb, Sophie, Jean-Michel et Jacqueline, Jean et Françoise, Xavier, Claude, Alix… et tous les lecteurs fidèles de « Questions en partage », proches et lointains qui se comptent aujourd’hui entre 20000 et 30000 par mois.

Cette 700e chronique coïncide avec notre anniversaire de mariage et mon propre anniversaire. C’est pour moi l’occasion de proposer un sujet qui nous concerne tous, où que nous soyons, « hic et nun », et vous dédier ma modeste observation sur le temps que nous traversons. Je suis ravi à l’idée que certains d’entre vous auxquels je pense me confieront leur réaction.

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      Le virus a paralysé la vie économique et sociale dans 177 pays, confiné plus de 4 milliards de personnes. On compte à ce jour plus de 33000 décès en France, 1120000 dans le monde, tandis que les États-Unis comptent 225000 décès, le double du chiffre annoncé par un Président qui a manqué d’eau de Javel !

La science médicale se mobilise, et plus elle s’investit et plus elle reconnaît qu’elle n’est pas un répertoire de vérités absolues. Le futur de la science, par essence anticipative et projective, est à la portée de ses calculs. Cette pandémie inédite ne sera donc pas résolue à partir d’un argument ontologique. C’est dans un contexte d’incertitude que la recherche s’effectue. On tâtonne. L’avenir est « sur les genoux des dieux » disait Homère.

L’hyper-spécialisation a entraîné la compartimentation des savoirs spécialisés au détriment d’une médecine systémique qui réunit les apports des disciplines séparées dans une conception d’ensemble. La crise de l’intelligence est précisément liée à ces complexités compartimentées. La complexité appelle les savoirs à se relier pour être mieux réfléchis, en vue de décisions inscrites dans une perspective d’humanisation, conscientes des effets de l’isolement sur les personnes âgées. L’homme, c’est d’abord de l’incarnation, pas une pièce de mécano. On n’est pas dans un garage.

La conception techno-économique prédominante privilégie le calcul comme mode de connaissance des réalités (PIB, sondages etc.). Le positivisme, paradigme de la pensée moderne, élit ses idoles. On encense les gourous, on se jette dans les bras d’un suffisant druide phocéen. Mais la connaissance des « grands sachants » reste aveugle sur les réalités des vies humaines. 

Et pourtant l’on persiste à croire que le progrès techno-économique constitue, à lui seul, la racine du progrès humain, et que de la croissance économique découle un mieux-être social. Nous sommes les jouets de nos illusions, des « possédants possédés, des puissants débiles », crie Edgar Morin (1). 

Le confinement, l’angoisse, tout cela nous a changés, notamment par rapport à la mort. La sécularisation avait refoulé le spectre de la mort que seule la foi des chrétiens exorcisait. En Occident l’augmentation de la durée de vie a éloigné l’échéance de la mort qui ne réapparait ici ou là que comme un accident imprévisible.

Les maux

Le monde est malade. Pas seulement les « covidés ». Devant une métastase nous avons plusieurs défis à relever. 

Nous sommes d’abord confrontés à un nouveau rapport au temps, éloignés du temps chronométré par le schéma métro-boulot-dodo, aux horaires surchargés, à l’agenda griffonné de toutes parts, aux multiples tâches acquittées à la va-vite. Que sont devenues les balades, les câlins et les jeux ?  

La mondialisation est en crise, la crise de la démocratie est aggravée, par la corruption (cf le Liban) et la démagogie (cf. Trump), des nationalismes exacerbés (cf. la Turquie), des politiques autoritaires (cf. Orban, Erdogan, Bolsonaro...), des bellicismes xénophobes, comme en Inde, où l’hindouisme politique accède à l’hégémonie. 

Dans ce monde en crise, la logique de la machine artificielle s’est installée, au risque d’écarter définitivement les concierges, les éboueurs, les préposés, les caissiers, envoyés au front pendant que nous étions confinés. La vie sociale devient une titanesque machine automatique que viendra parfaire l’intelligence artificielle.

Villes-bureaux, banlieues-dortoirs s’étendent, les quartiers dépérissent, au profit de grands ensembles déshumanisés. Le petit commerce disparaît, étouffé par la horde des grands magasins qui comptent sur les publicités alléchantes des Raminagrobis du marketing. La lutte contre la désertification peine à conserver cet oasis où se fournissent encore quelques nostalgiques qui appellent leur boulanger « mon boulanger ». Les mammouths de la vente ignorent que les petits commerces sont les bourgeons de l’arbre social, des îlots de résistance, des îlots d’espérance.

Nous souffrons toujours de la pathologie de la bureaucratie et d’une administration sous le regard tyrannique des lobbies financiers. 

Considérant, depuis Francis Bacon suivi de Condorcet, que le progrès était la Loi, il semblait que les progrès scientifiques, économiques, même moraux marchaient de concert. C’est ce qu’on croyait en Occident, en dépit des terribles démentis, de l’incarnation inouïe de la violence humaine, que rapportent chaque jour nos médias, et qui confirment la fragilité de la conscience et de la raison laissées à elle-mêmes, tandis que nous ressassons avec fierté la codification des droits de l’homme. Le « far west » était un modèle-phare, l’Est promettait le grand soir. Tout s’est effondré, pour faire place à l’angoisse, l’incertitude devant un futur à construire.

Nous n’avons pas saisi les signaux des années 30, ni considéré, en 1972, le rapport sur la dégradation de la biosphère ; pensera-t-on aujourd’hui aux moteurs de réformes de la politique, de l’État, de la civilisation ?

L’humanité est menacée par des épidémies nouvelles, le développement des armes et leur commerce toujours plus juteux, l’impéritie de gouvernants dégénérés. Voilà ce à quoi est confronté l’homme d’aujourd’hui, du Levant au Midi, du Royaume Tchéou à l’Iowa de Buffalo Bill, des steppes de l’Asie centrale aux favelas brésiliennes.

Mais « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin). Le chaos n’est-il pas charpentier (2).

Que faire ?

Il nous faut désormais ouvrir sur l’essentiel de nos existences, celles des infortunés captifs de leurs servitudes, aussi bien que celles des captifs du futile, relativiser les immédiatetés quotidiennes, vaines ou utiles, parfois nécessaires. Qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? L’existence aurait-elle un sens, une intelligibilité, qui justifierait notre confiance en Dieu, et l’espérance que nous a transmise son Fils de le rejoindre avec tous ceux que nous avons aimés ? 

Qu’allons-nous faire ? Il est nécessaire de réformer la mondialisation techno-économique comportant la conscience d’une communauté de destin (3). Une régénération de la politique implique non seulement l’humanisation de la mondialisation (4), mais aussi la réhabilitation de la dignité du travail au service du bien commun, une réflexion sur la décroissance comme réduction de l’économie du frivole et de l’illusoire.

Il est urgent d’envisager des réformes structurelles de l’État, de restaurer une délocalisation de nos industries, un retour à la démocratie originelle, une réforme de la société et de la civilisatIon entachée par nos péchés, loin d’être mignons.

Il s’agit d’engager une éthique médicale qui soit l’acte de penser l’homme co-partenaire d’un monde qui ne se fera pas sans lui, jamais sans son désir, sans ses espérances. Le travail politique a cette mission d’humanisation, reconnaissant d’abord que la liberté exercée isolément menace celle de l’autre et, dans la mesure où notre logiciel égocentrique domine, la liberté menace l’égalité et corrompt la fraternité ; en revanche, l’égalité imposée, « institutionnalisée », paralyse la liberté sans réévaluer la fraternité ; seule la fraternité peut contribuer à la liberté et à l’égalité.

Il nous faudra refouler le pouvoir des oligarchies économiques, des lobbies, exercer notre créativité, accepter l’utopie comme un stimulant de l'imagination prospective pour déceler, dans le présent, tous les possibles ignorés, et orienter vers un avenir neuf. C'est le propre de nos utopies de faire advenir une chose future, autre, qui dépendra de notre volonté. L’humanité est aujourd’hui sommée de se métamorphoser pour survivre. Notre « maison commune » a la responsabilité de son destin, une responsabilité qui engage la solidarité planétaire. « La solidarité est le roc du bien commun » (Pape François).

Sur quelles bases ?

Monte en nous l’aspiration forte d’habiter un autre monde, de vivre une autre vie. 

La pratique d’aujourd’hui est hélas marquée par l’inertie plus que par les révolutions. Les bavardages ont érodé la fonction critique de la culture, des rapports au monde, de la vision du monde, de l’intérêt même du monde. On déverse ses vœux pieux, on adapte, on rafistole, on légifère, on condamne, on négocie. On rappelle à l’humanité qu’il faut se respecter, être juste, solidaire, « humaniste ». C’est la mode. Une mode qui soulage nos consciences. 

Soyons cependant modestes. Chacun d’entre nous est inscrit dans une aventure humaine incroyable commencée il y a 7 millions d’années, au sein d’un univers qui compte 70000 milliards d’astres, 200 milliards de galaxies, qui s’est peuplé des premiers vertébrés il y a 500 millions d’années, de reptiles il y a 300 millions d’années, et dont les dinosaures ont disparu il y a seulement (!) 64 millions d’années. Nous héritons d’une vieille barbarie venue du fond des âges, de la domination, de l’asservissement, de la haine, du mépris, du calcul et récemment du profit.

Qui que nous soyons nous appartenons à la même espèce humaine, comme en ont été les Vinci, Descartes, Einstein, Hitler, les grands philosophes, les grands artistes, les grands criminels. Tous, odieux, cruels, enchanteurs, indignes ou bienfaiteurs de l’humanité, ont orienté l’histoire que nous vivons aujourd’hui, et qui nous appelle tous comme partenaires des fondateurs de l’histoire de demain. Quelle route allons-nous choisir ?

Il est impératif d’accepter que le trésor de l’unité humaine est la diversité humaine. La Pentecôte en est le signe, où l’unité s’opère tout en maintenant la diversité intacte. L’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même ; l’homme est un être social et n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel. Le trésor de la diversité est l’unité, attentive à préserver les cultures menacées par l’homogénéisation et la standardisation.

Dans ce monde si divers un changement de paradigme est difficile. Cette pandémie a pourtant révélé une communauté de destin à tous les humains, en lien avec le destin bio-écologique de la planète (5). On devra éviter avant tout de réduire sa propre identité à une appartenance, quelle qu’elle soit —cheminot, chrétien, couturière, pianiste, directeur, cycliste, communiste etc.— pour s’en valoriser alors que chaque « moi » vaut tellement plus que l’habit, si trash soit-il, dont il se pare. De sorte que chacun pourra découvrir sa propre part dans l’épanouissement personnel en lien avec son intégration. Le « Je » doit s’épanouir dans un « Nous » et le « Nous » doit permettre au « Je » de s’épanouir (6). Il nous faut désormais conjuguer le « Je » et le « Nous », oser prendre sa part de responsabilité dans le gestion de la cité, s’éveiller à la richesse de la différence, et saisir que la diversité fait l’unité (7).

Nos horizons sont multiples. L’avenir s’ouvre sur des champs infinis de possibles. L’éducation en est le germe. Aujourd’hui trop de jeunes limitent leur univers à la drogue, s'assourdissent dans la musique à pleins tuyaux, passent des nuits à errer en quête de baston ou à fuir devant les rondes de police, et des matinées à dormir ; c’est le laxisme qui est responsable de ces vies vides, sans projet, sans futur ; le fatalisme paresseux est coupable d'avoir laissé des humains s'exiler de l’humain, de la culture, de la morale, du respect, d’avoir abandonné des jeunes à qui rien n’a été transmis, ni promis. L’éducation à la vie ne consiste pas d’abord à transmettre des savoirs à nos enfants, mais d’éveiller leurs consciences, leur curiosité, l’étonnement, l’émerveillement, et l’envie de développer tout cela en apprenant. Il ne s’agit donc pas d’encombrer nos têtes blondes de leçons vagues et ennuyeuses rapportant les futilités de l’existence. Il s’agit de vivre nos expériences par lesquelles on s’arrache à soi-même, car on n’est pas disponible pour découvrir un sens à sa vie quand on est trop préoccupé de soi-même (8). Inventons-nous.

Les fondations de notre avenir exigent d’obéir à un impératif éthique fondamental, trinitaire, qui relie la reconnaissance fraternelle d’autrui, la responsabilité et la solidarité. Tout est dit dans ces paroles du pape François : « Un fagot désœuvré est-il un obstacle sur mon chemin ? Ce problème doit-il être résolu par les responsables politiques ? » (9) François rétorque : « Cette pauvreté d’esprit est étroitement liée à la « sainte indifférence » vis-à-vis de tous les êtres créés » (10).

 

Gérard Leroy

    1.    Edgar Morin, Changeons de voie, Ed Denoël, 2020, p. 32.

    2.    Ce que signifie l’économiste Philippe Alghion.

    3.    cf. l’encyclique Fratelli tutti, § 105

    4.    « La société toujours plus mondialisée ne nous rend pas frères » Benoit XVI, Caritas in veritas, § 19.

    5.    cf. l’encyclique Laudato si’, § 119 ; 194. 

    6.    cf. l’encyclique Fratelli tutti, § 87.

    7.    cf. E. Morin,op.cit., p. 134.

    8.    « Comme il sera toujours désespéré de parler de l'Évangile à des gens qui s'enfermeraient dans la neurasthénie métaphysique et qui n'auraient pas envie de vivre », cf. G. Leroy, L'Événement, p 170. 

    9.    op.cit., § 69. François se réfère à la parabole rapportée par Luc (10, 25-37) de ce juif battu, dépouillé, dont le sort n’interpelle ni un prêtre, ni un lévite, mais est sauvé par un Samaritain. cf. l'encyclique Fratelli tutti, § 101.

    10.    Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, 2018, § 98.