Pour Élias, en hommage affectueux,
La notion de bien commun réapparaît à la faveur du Covid où les solidarités multiples ont révélé les carences insidieusement installées par l’individualisme. Le Covid a souligné la communauté de destin à tous les humains.
La quête du bien à l’origine a été rattachée à la recherche du bonheur, défini par Aristote comme la sanction la plus noble de l’esprit, tandis que les Épicuriens considéraient que le « bien naturel » satisfait nos besoins naturels et nos inclinations. Pour Thomas d’Aquin le bien est l’objet même de la volonté (Contra Gentiles, IV, XIX), ce que rejoint Kant, déduisant le bien absolu de la bonne volonté.
Dans le langage courant, l’expression « intérêt général » s’est progressivement substituée à celle de « bien commun », jusqu’à superposer l’un à l’autre. Dans son Discours sur l’économie politique Jean-Jacques Rousseau déduit l’intérêt général de la volonté générale comme premier principe de l’économie publique, et règle fondamentale du gouvernement. Lorsqu’en préambule Rousseau définit l’économie politique comme tâche du gouvernement, il subordonne celle-ci à la volonté générale. Un gouvernement légitime ou populaire est tenu avant tout de suivre la volonté générale, résultante (plutôt que somme) des volontés particulières chez Rousseau. Le bien de l’ordre est la résultante de biens singuliers, reconnaissait lui-même Thomas d’Aquin (CG I, LXXVIII).
La volonté générale vise la conservation du bien-être du Tout et de chaque partie de ce Tout. La perception du bien ne se rencontre pas en un seul être, disait encore Thomas d’Aquin, mais dans une multitude (CG III, LXXI). Les lois sont conséquentes de cette visée d’ensemble du bien de tous, du bien commun. La première précaution consiste à bien connaître la volonté générale. Pour vouloir, fait remarquer Rousseau, faut-il encore être libre. C’est par la loi que se réalise la liberté, pense-t-il, mais une loi qui est le fruit de la volonté générale, et non de l’arbitraire. Il convient donc d’abord d’assurer la liberté publique, et en même temps l’autorité du gouvernement.
Dans le langage courant, l’expression « intérêt général » s’est progressivement substituée à celle de « bien commun ». Les deux expressions sont perçues comme synonymes.
Examinons la distinction.
La commission européenne a publié en 2004 un Livre vert sur les services d’intérêt général, lesquels « touchent à la question centrale du rôle joué par les autorités publiques dans une économie de marché, à savoir, d’une part, veiller au bon fonctionnement du marché et au respect des règles du jeu par tous les acteurs, et d’autre part, garantir l’intérêt général, notamment la satisfaction des besoins essentiels des citoyens et la préservation des biens publics lorsque le marché n’y parvient pas ». L’économie constitue, ici, la base de la société, confirmant son hégémonie depuis plus d’un demi-siècle sur les autres instances de gestion de la société, notamment la morale et la politique. Ce principe directeur partagé passe pour apodictique aujourd’hui, d’une évidence irréfutable, à laquelle se subordonne toute pensée politique rationnelle. Le discours politique est rendu incapable de se prononcer sur le bien. Son usage serait alors suspect d’une forme de pensée totalitaire.
L’économie doit être ramenée à son rang. « Souvenons-nous, écrit Régis Debray dans Le siècle vert (Gallimard 2020), sans remonter jusqu’à l’imbécile « tout est politique » d’hier, de la dernière de nos monocultures toxiques. N’est-ce pas le fondamentalisme économique —ou la croyance que le tout de l’homme repose sur et dépend de son système de production et d’échange— qui a fini par liquider dans sa version communiste, la Russie soviétique, en attendant de liquéfier, dans sa version libérale, l’Union européenne. »
Penser la notion de bien commun suppose qu’il y ait des raisons de contester l’hégémonie de l’économie. Ce qui suppose que le bien commun se démarque nettement de toute forme de prise de pouvoir à connotation totalitaire.
Gérard Leroy, le 4 octobre 2020