Pour Bruno et Pierre, en hommage affectueux

   Le défi du pluralisme religieux nous interpelle sur la singularité du christianisme comme religion de l’Evangile. Qu’est-ce qui est le plus important dans la religion chrétienne ? Un ensemble d’objectivations doctrinales, de pratiques et de rites ? Ou bien la puissance imprévisible de l’esprit du Christ ? Autant dire que l’identité chrétienne ne se définit pas a priori. Elle est de l’ordre du devenir plus qu’à puiser dans les archives. Elle existe partout où l’esprit de Jésus engendre un être nouveau individuel et collectif. J’en viens ici à évoquer la responsabilité historique des témoins de l’Evangile dans les sociétés pluralistes de notre société européenne qui se cherche.

On sait les risques de déshumanisation inhérents au processus de mondialisation. En regard, l’Église a une vocation prophétique de contre-culture. Elle doit œuvrer avec d’autres instances à la recherche et à la promotion de ce que Claude Geffré appelait l’humain authentique, le vere humanum dont parle la constitution Gaudium et spes. Il s’agit ici de résister à l’impérialisme d’une culture monolithique qui nous envahit, placée sous le signe de la consommation, de la seule réussite sociale, de l’épanouissement individuel maximum dans l’ignorance entêtée des grandes fractures de nos sociétés libérales.

L’Eglise doit trouver un nouveau style de présence au monde. Dans nos sociétés contemporaines à la fois démocratiques et pluralistes, elle ne peut plus prétendre imposer aujourd’hui son enseignement moral de manière autoritariste. Ce qui ne l’autorise pas à devenir marginale et régenter uniquement la conscience privée de ses ouailles. En débat avec l’Etat et avec la société civile, elle a la mission de témoigner avec force de sa vision de l’homme et du vivre-avec des hommes et des femmes par delà les frontières visibles de l’église. Ainsi peut-on penser qu’il y a un humanisme islamo-judéo-chrétien tout à fait favorable à la communauté mondiale. À l’âge de la fin de l’eurocentrisme, nous devons dépasser notre mauvaise conscience post-coloniale et préserver le prix d’un certain esprit européen pour lutter contre les effets déshumanisants d’une certaine culture véhiculée par les médias qui mettent en danger la qualité de l’humain.

La crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou le déclin de l’Europe, devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe grâce à un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le positivisme et le nihilisme, les deux grands fléaux de notre modernité.

Aujourd’hui nous assistons en Europe à un double processus historique. D’un côté celui de l’unité fondée sur les questions économiques et le marché monétaire, le marché unique, la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes, la banque centrale européenne, la monnaie commune. De l’autre, une vision à la fois commune et pluraliste de la société, une conception de la raison démocratique qui anime en profondeur le mouvement de construction de l’Europe. Le génie de l’Europe est au point de rencontre de la tradition biblique et de la raison critique qui est un héritage à la fois de la Grèce et de l’âge des lumières.

De nombreux chrétiens s’interrogent sur leur mission propre dans la mesure où beaucoup d’autres à l’intérieur de la société civile font preuve d’initiative dans le sens de la justice et de la solidarité. Les chrétiens que l’agir politique attire sont ici convoqués. Dans nos sociétés dites désormais post-chrétiennes beaucoup de citoyens sont prêts à respecter au moins la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on fasse à toi-même. » Et certains seraient tentés de dire que la quasi-religion des droits de l’homme exerce la fonction sociale qui était autrefois assumée par le christianisme.

Mais la mémoire des crimes contre l’humanité dont le XXe siècle a été le théâtre, et qui se propagent encore aujourd’hui, suffit à nous convaincre de la fragilité de la conscience humaine livrée à elle-même. Même dans les Etats de droit modernes, il apparaît de plus en plus qu’une société qui ne serait régie que par les seules règles de l’économie peut devenir rapidement inhumaine. Au-delà même des règles strictes de la justice qui s’appuient sur l’équivalence de la faute et de la sanction, il nous faut faire sa place à une justice entraînée par une culture de l’amour et de la paix. L’histoire du XXIe siècle aura un visage humain si nous acceptons, pour commencer, de tenir compte de cette logique de l’amour gratuit, du pardon, de la sollicitude, de la compassion qui, au-delà de la stricte équivalence de la justice, fait pencher le plateau de la balance en faveur des plus défavorisés.

 

Gérard LEROY, le 22 février 2019