pour Marie-José Cabirol, en hommage amical

   Ce que l’on sait des Esséniens, on le doit à Philon d’Alexandrie (†45), Pline l’Ancien († 79), Flavius Josèphe († 100). Ces Esséniens sont, d’après Josèphe, l’une des 3 sectes (non compris les Zélotes) ou écoles philosophiques palestiniennes. Selon Philon d'Alexandrie, cette confrérie de type monastique comptait plus de 4000 membres. Le phénomène essénien prend forme après le soulèvement maccabéen (167-164 av. J.-C.), et s’exprimera jusqu’à la destruction de leurs installations par les Romains, pendant la guerre de Judée (66-70). Pline l’Ancien localise avec précision la communauté essénienne : “à l’Occident de la Mer Morte (...). Au-dessous d’eux fut la ville d’Engada” (Engaddi).

Secte

Les manuscrits de la Mer Morte découverts à Qumrân, révèlent l’organisation et l’enseignement du groupe : le Manuel de Discipline qui consigne la règle de la communauté ; le Livre de la Guerre qui note les instructions pour le combat eschatologique des “Fils de la Lumière” contre les “Enfants des Ténèbres” ; des hymnes liturgiques ; des commentaires de la Torah.

On entre dans cette société après un noviciat d’un an, au terme duquel on est admis à partager l’eau pure de la communauté, avant de devenir membre à part entière au bout de deux ans, et d’être affecté à l’une des quatre classes qui la composent et qui correspondent à des degrés de purification. Si l’un des membres touchait à un membre de classe inférieure, il devait aussitôt se purifier par des rites adéquats (cf. Fl. Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains). Nul n’entre au réfectoire qu’en état de pureté. Jésus fera sauter ces lois de pureté (cf. Mc 7, 1-4), empêchant ainsi que le groupe se referme sur lui-même, les rites conduisant les sociétés à se cloisonner.

Tous les membres de la communauté essénienne sont célibataires et vivent dans des grottes. Ces gens respectent scrupuleusement la hiérarchie, quasi militaire, observent une discipline sévère, et acceptent la règle imposée à l’entrée de la mise en commun de tous les biens individuels. La bourse est commune. Dans le groupe de Jésus c’est Judas, l’intendant, l’épiscope, qui tient la bourse. 

Approche historique

Au IIe siècle av. J.-C. une soif du salut se répand dans toute la Palestine. La société se morcelle en divers mouvements religieux, sadducéens, pharisiens, et aussi esséniens, les zélotes ayant un caractère plus politique. Appuyé sur le constat que la rédaction du fameux Document de Damas a été le fait d’une communauté ayant vécu près de Damas, on a émis l’hypothèse que l’Essénisme serait issu d’une communauté nazôréenne, résidant à Kauba, près de Damas, qui abritait en effet des judéo-chrétiens appelés ébionites (dérivé de l'Hébreu אביונים, ebyonim : “les Pauvres”) qui sont cités par certains Pères de l’Église judéo-chrétiens du IIe siècle, notamment Irénée de Lyon puis Hippolyte de Rome au début du IIIe s. Certains membres de la communauté de Qumrân n’assimileraient-ils pas le mystérieux personnage du Maître de Justice que vénérait la secte, au Christ lui-même ? On s’est donc posé la question : le Maître essénien est-il le prototype de Jésus ?

Influence

Certaines thèses, du début du XXe siècle, y répondent en reprenant des documents de la Fraternité rosicrucienne.

Des affinités entre les gens de la secte et les premiers chrétiens ont amené les chercheurs à identifier le groupe de Qumrân à l’église primitive, à son rameau judaïsant, principalement ceux qu’on appelait les Ébionites. L’influence des Esséniens paraît d’ailleurs indéniable sur le Nouveau Testament, non pas tant sur Jean le Baptiste ou sur Jésus, mais sur certaines communautés de la seconde génération chrétienne. Mais si les similitudes entre l'essénisme et le judéo-christianisme primitif sont avérées, il convient de reconnaître que les gestes cultuels ne sont pas spécifiquement esséniens mais appartiennent avant tout aux rites de l’ancien Orient.

Les esséniens se caractérisent par une exaspération du phénomène ascétique et accordent une importance particulière aux rites d’eau, aux ablutions. Les eaux, dans l’Ancien Orient, symbolisent la totalité des virtualités ; dans la cosmogonie, dans le mythe, dans le rituel, les eaux précèdent toute forme de création ; elles assurent longue vie, force créatrice et sont le principe de toute guérison (Rig-Veda, I, 23, 19 sq ; X, 19, 1 sq.) L’eau est réceptacle de tous les germes, et devient la substance magique médicinale par excellence ; elle guérit, rajeunit, assure la vie éternelle (cf. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, §5, 63).

Le culte des eaux a existé en Grèce bien avant les invasions indo-européennes et avant toute valorisation mythologique de l’expérience religieuse. Des vestiges de ce culte archaïque sont conservés jusqu’au déclin de l’hellénisme (cf. M. Eliade, id., §5, 68). Homère connaissait le culte des fleuves.

Les Esséniens pratiquaient leurs ablutions dans les bassins rituels (miqwaot), de 2 X 4 m taillés dans le roc. À Qumrân, deux larges bassins sont consacrés à cela. Les bains et ablutions rituelles dans le monde hellénistique, dans l’Ancien Testament, puis à l’époque intertestamentaire sont des rites de pureté. Le peuple de l’Exode lava ses vêtements avant de recevoir la Torah au Sinaï (Ex 19, 10-14). On se baigne aussi dans les eaux du Gange, de l’Euphrate, du Nil. Les rites d’eau délimitent le domaine du sacré. Par ces rites, l’homme passe du domaine profane au domaine sacré. Ainsi, avant de s’adresser à Dieu, il importe de s’arracher du domaine profane.

Il convient de distinguer le verbe purifier (tâher), et le verbe plonger (tâbal), à la base du verbe grec baptizein dont on tire en Français le mot baptême. Les prophètes d’Israël usent de l’eau dans un but de purification intérieure (cf. Jer 2, 22 ; cf. Ez 36, 25). Les Esséniens n’usent pas du verbe tâbal, immerger (cf. Fl. Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, 2 § 150) ; l’immersion dans l’eau symbolisant la régénération totale, elle est symbole de vie (cf. M. Eliade, Traité d’histoire des religions, §5, 60). Les Esséniens ne devaient “entrer au réfectoire qu’en état de pureté, comme dans un sanctuaire sacré” (Fl. Josèphe, id. 2 § 129). Quand Jean baptise Jésus dans le Jourdain il n’accomplit pas un rite essénien de purification, mais un rite bien plus ancien. Quand il est noté que les Esséniens prenaient leur repas en commun, il n’y a rien là que de plus commun au cœur de la diaspora juive au VIe siècle av. J.-C. 

Pline insiste sur le fait que les Ésséniens “vivent sans femmes et sans amour”, et que la communauté se renouvelle uniquement par l’afflux incessant de recrues converties à leur idéal ascétique. Flavius Josèphe confirme, les décrivant comme “dédaignant le mariage, mais adoptant les enfants des autres”. Quelques fouilles cependant, effectuées dans le cimetière voisin du monastère, ont révélé des squelettes de femmes.

On qualifie de secte cette communauté religieuse parce qu’elle vit en marge du judaïsme courant. Elle est fermée (au contraire du groupe de Jésus, très peu structuré), ses rites sont secrets et ses enseignements ésotériques. La secte en vient à se déclarer “le petit reste” annoncé par les prophètes, le véritable “Israël”. Le mouvement essénien est replié sur lui-même : séparé des païens que les Esséniens haïssaient, séparés des autres juifs impurs et souillés, et bien sûr des prêtres du Temple de Jérusalem, considérés comme illégitimes.  

C’est sur cette toile de fond que s’éclaire dans le détail l’idéologie essénienne : la place faite aux anges ; les spéculations astrologiques qui dérivent de la morphologie des individus nés sous un signe donné du Zodiaque ; la morale, fondée sur une opposition radicale des vertus et des vices ; l’horreur —très mazdéenne— du mensonge ; l’ascétisme sévère, refoulant la chair.

Mais les Esséniens n'ont cru ni en la résurrection des corps, ni en un Dieu fait chair. Et tout l’enseignement de Jésus est en contradiction ou encore inconnu de la doctrine des Esséniens.

 

Gérard LEROY, le 13 mai 2017

Bibliographie sommaire : en dehors de Philon d’Alexandrie, Pline l’Ancien, Flavius Josèphe, on peut consulter :

Marcel Simon, Les sectes juives au temps de Jésus, PUF, 1960

Charles Perrot, Jésus et l’histoire, Desclée, 1979

Jean Deshayes, Les civilisations de l’Ancien Orient, Arthaud

Charles Perrot, Les rites d’eau dans le judaïsme, Le Monde de la Bible, 65, 1990, pp. 23-25.

Mircea Eliade, Traite d’histoire des religions, Petite bibliothèque Payot, 1975