Pour Pauline Defrance, en hommage amical

   La souffrance a-t-elle un sens ?

Si récemment encore on admettait la douleur physique sans s’autoriser à l’apaiser, aujourd’hui, la prise en charge de la douleur s’inscrit comme une priorité, répondant à un droit du malade, inscrit dans la Charte des Hôpitaux. 

 Parvenus à un tel niveau de progrès, tout discours qui tenterait de donner un sens à la douleur apparaîtrait comme un aveu d’échec des praticiens, voire une perversion consistant à trouver du bien dans ce qu’on perçoit comme une absurdité. L’impensable de la souffrance a amené les praticiens à développer une critique de plus en plus radicale du discours religieux sur la souffrance, tant dans la société que chez les théologiens, qui en viennent à déclarer que la souffrance serait par principe et par nature inacceptable. 

Alors, reste-t-il un espace de sens dans ces conditions ? Nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses questionneurs. Le problème aujourd’hui vient de ce que l’imaginaire se développe non seulement dans toutes les logosphères, au sein des réseaux sociaux mais aussi autour d’une bonne table, avec des représentations qui s’érigent en vérités, assénées, dont on fait un système plus ou moins rationnel, habillé d’une couverture intellectuelle pour lui donner plus de crédibilité. Bref, d’un préjugé partagé on fabrique de l’opinion. Or, l’approche du problème qui nous convoque, encombrée par nos préjugés sociaux, nos atavismes moraux, religieux, est jonchée de difficultés. 

Entre "tuer" et "libérer" une porte à ouvrir ?

Nous sommes conviés à réfléchir à cette question : « doit-on, ou pas, ou peut-on, ou pas, intervenir  —et si oui, de quelle façon— sur la vie d'un être dont la douleur ou l'hideuse ou préjudiciable malformation justifie qu'il vaille mieux pour cet être qu'il soit mort ? » Sur quelle logique, sociale, morale, éthique peut-on fonder une réponse « au face-à-face » ultime ? 

Délaissons d'emblée « l'exception d’euthanasie », pour une autre piste, moins scabreuse, qu’ouvrent deux termes à connotation morale opposés —« tuer » et « libérer »—, qui rangent les acteurs soit dans la catégorie des assassins, soit dans celle des gens qui ont décidé de soulager un patient qui n'est que douleur, à l'encontre de la pratique sociale et des interdits imposés par la juridiction en vigueur. Ceci exige la distinction nécessaire entre morale et éthique, de mieux comprendre ce débat confus et passionnel sur l'illicite meurtre, que d'aucuns voudraient légitimer, tandis que d'autres appellent à suspendre les poursuites judiciaires d'un geste mû par compassion. Il en découlera la nécessité de la réciprocité entre droit et conscience individuelle.

L'éthique clinique est une éthique en situation concrète, où il ne s'agit pas de trancher entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Décider c’est trancher. Parfois dans un contexte d’incertitude, comme c'est le cas dans les services de réa néonatale : l’après n’est jamais maîtrisé totalement. Le regard éthique n’est plus porté à partir d’un argument ontologique, autrement dit à partir d'une science de l'être en général, débouchant sur un concept générant des valeurs, mais à partir d’une situation contingente, à laquelle on est confronté et qui fait penser. 

S’il nous faut penser le sens de la mort, non pour la justifier, ni promettre la vie éternelle, c’est dans la perspective de trouver le sens qu'elle confère à l'aventure humaine. Le jeu complexe avec la mort constitue un déterminant essentiel de l'aventure du vivant. L'homme est par nature, « un être vers la mort ». À cause même de ce destin inéluctable, l'homme est titillé par la quête du sens, sous-jacente à la quête du sens de sa propre histoire. Chacun voudrait échapper à l’absurde. Quand s’approche le soir d’une histoire humaine, c'est une tranche de vie qui semble perdre son sens, qui se démarque du vécu auquel on donnait sens. Et si ça n'a plus de sens, si l'instant est dépourvu de toute espérance, de joie, de répit, de quiétude, à quoi bon vivre ?...

D’où, me semble-t-il, la demande croissante de l’euthanasie. Une certaine banalisation de cette demande se manifeste par la quête d'une « humanisation » du « bien mourir ». Si l'éthique est la quête du bien vivre, nous tentons désormais d'intégrer à l'éthique la quête du « bien mourir ».

Ceux qui envisagent l’acte illicite, soit le meurtre, d’un point de vue moral, en vue d’une impunité exceptionnelle que justifierait la demande d'un patient, quelles qu'en soient les circonstances, ceux-là présentent une proposition audacieuse qui part de la considération de la situation exceptionnelle du meurtre par compassion dans un cas désespéré. Ceux qui envisagent ce même acte d’un point de vue éthique, le considèrent avant tout comme un acte libérateur ; ceux-là attendent une légitimité éthique exceptionnelle d'une transgression de l'interdit de tuer.

Renoncer à poursuivre un tel acte exige des conditions strictes qui doivent être garanties : la maladie avérée incurable, le décès imminent, les souffrances insupportables etc. Rien de plus incertain et donc rien de plus discutable que ces observations dont la part subjective n’est pas absente. Qui est apte à trancher ?

Deux questions se dégagent sur la légalisation. Solution juridique d'une difficulté, ou bien légitimation d'une pratique censée devenir monnaie courante, à l'instar de l'excision ou de l'infibulation ? Notre pays penche en faveur de la légalisation comprise comme réponse juridique. Il est en effet tout à fait naturel que nos sociétés cherchent à délimiter le cadre juridique dans lequel certaines exceptions seraient éventuellement acceptables (n'en est-il pas ainsi de la légitime défense ?). Or cela nous oriente en direction d'une forme de dépénalisation exceptionnelle. Et tant que la loi désigne illicite la mort donnée, l’accomplissement de l’acte même conçu comme réponse compatissante à la demande d'un patient, est compris comme une transgression.

La transgression entraîne un paradoxe. On n'opte pas dans le même temps pour le respect de la loi et pour le mépris de la loi. Mais dans son caractère exceptionnel, la transgression représente une possibilité courageuse. Et le courage est une valeur éthique qui peut se réclamer de l'esprit de l'Évangile. 

Que signifie la transgression, sinon un geste à caractère éthique, réprouvé par la morale ? La transgression vaut-elle mieux que le respect sans conscience de l'interdit, de la loi ou de la norme ? On peut alors se demander si ce geste, loin de s'inscrire dans une logique de légalisation juridique, ne devrait pas demeurer une exception strictement éthique, basée sur la seule hypothèse existentielle de la transgression de l'intransgressable. Si cela est, l’impunité d'un médecin ou d'un soignant ne peut être envisagée qu'en reconnaissant la présence d'une brèche ouverte à l'éthique au cœur de l'ordre juridique, donc au cœur de la morale. Jamais l'aval donné à cette brèche ne devrait prendre la forme d'une pseudo-évidence juridique.

Une légalisation pure et simple, même assortie de conditions très restrictives, fait le lit de la confusion de l'éthique avec le droit. Une non pénalisation, de son côté, ne peut se justifier que si un point de vue éthique, celui de la raison éthique de la transgression, l'emporte sur la rigueur du droit. Mais il faut bien reconnaître que la radicalité éthique fait imploser la logique juridique. Voilà pourquoi on en arrive à se demander, finalement, s'il ne faut pas renoncer à toute légalisation et à toute dépénalisation par la voie du droit.

En conclusion, ne pas légiférer, ni dans un sens permissif, ni dans un sens restrictif, ne serait-ce pas s’orienter vers une morale qui laisse une place contrôlée à l'examen au cas par cas.

L'exclusive de la morale risque d'imposer un cadre, limité, insuffisant. D'où la nécessité de ne pas tenir l'un sans l'autre, l'éthique sans la morale et réciproquement, et ouvrir les possibilités d'une sorte de subsidiarité réciproque. Ce qui revient à dire qu'on s'en remet au droit en cas d'insuffisance d'une délibération éthique, et réciproquement on remet  à un groupe constitué la décision à prendre, que la visée universelle du droit n'a pas couvert. On en vient alors à flirter avec la distinction augustinienne entre « le droit de » (mourir) et « le droit de » ne pas être empêché (de mourir), donc entre la légalisation et autre chose qui ne s'appelle pas la dépénalisation, qui renverrait encore au droit, et qui se présente comme un acte placé sous le signe de la conscience individuelle responsable.

Les codifications, avec leurs interdictions et leurs autorisations, sont probablement rassurantes. Mais elles n'honoreront jamais la singularité des situations. Voilà pourquoi le contexte, ou la situation concrète légitime l'exercice éthique. L’éthique clinique, en acceptant de se porter sur une réalité qu’elle rencontre, cas après cas, diffère de la morale déontologique traditionnelle. Il y a prévalence de la situation, il y a prévalence du contexte, il y a prévalence de la réalité.

La reconnaissance d'une légitimité éthique en fonction de la situation ne justifie pas le geste de donner la mort, mais seulement le fait d'une mort aidée dans un contexte singulier, non généralisable. 

La loi dite « Léonetti » de 2005

Elle  donne à la personne en fin de vie trois garanties : 1) je ne t’abandonnerai pas ; 2) je ne te laisserai pas souffrir ; 3) je ne te prolongerai pas de manière anormale. En fin de vie la qualité de la vie prime sur la durée de la vie. 

Quand on n’est pas en état de décider soi-même, qui doit le faire à la place de soi ? Qu’est-ce qu’aurait voulu le patient ? C’est là une question. D’autre part, quelle est la différence entre l’euthanasie et la sédation prolongée ? Elle résiderait dans les produits utilisés. Il reste à distinguer la mort que cause la maladie de la souffrance qu’annihile la sédation. En pratique, la sédation est le geste d’une solidarité ; l’euthanasie cause la culpabilité que ne cause pas la sédation. Notons qu’une société qui s’octroie de juger qu’une vie vaut d’être vécue, qu’une autre ne le vaut pas, est une société qui fracture la solidarité qu’elle doit avoir envers les plus faibles et les plus vulnérables que sont les mourants.

Enfin le suicide reste un acte libre (sauf en islam mais comment s’exerce la sanction ???). Pourquoi renvoyer à la société (le médecin en l’occurrence) la responsabilité de sa propre mort, qu’on souhaite et qu’on ne veut pas assumer. N’y a t-il pas là une contradiction ?

Euthanasie et soins palliatifs

Les soins palliatifs exigent, pour l’atténuation de la souffrance, une grande proximité, qui met les soignants eux-mêmes à l’épreuve. Il leur faut disposer d’un sens aigu de la compassion et de la solidarité, d’une conscience de la valeur de toute personne humaine, et des doutes qui l’assaillent sur le sens des jours qui lui restent à vivre. Être entouré c’est entendre encore un « je t’aime ». Une acceptation sociale, même limitée, de l’euthanasie, signifierait que les efforts des accompagnateurs sont considérés comme vains et que les soignants pourraient tout aussi bien s’en dispenser. Elle briserait le ressort même des soins palliatifs. 

Ceux qui se consacrent aux soins palliatifs ont besoin de repères moraux et légaux précis dans les situations où ils sont eux-mêmes assaillis par le doute ou submergés par des cas difficiles. 

Les termes exprimant le mieux le respect, la sollicitude, le don de soi-même sont, dans le Rapport du CCNE de 2001, appliqués non pas à ceux qui consacrent une partie de leur existence à soulager et maintenir une présence, mais à ceux qui en viennent à provoquer la mort. Ceux-ci sont crédités de «solidarité humaine», de «compassion », d’«engagement solidaire». Ne s’est-on pas égaré ? 

Décrets d’application

La parution des décrets d’application de la Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, institue la possibilité pour un malade en fin de vie d’être, à sa demande, endormi jusqu’à son décès. Ce texte prend la suite de la loi du 22 avril 2005, dite « loi Leonetti ». Plusieurs textes d’application étaient prévus. Trois ont été publiés le même jour, le 3 août 2016 :

Le décret n° 2016-1066 modifiant le code de déontologie médicale et relatif aux procédures collégiales et au recours à la sédation profonde et continue jusqu’au décès ; le décret n° 2016-1067 relatif aux directives anticipées, l’arrêté relatif au modèle de directives anticipées.

Ces trois textes portent essentiellement sur deux points : la procédure collégiale et les directives anticipées. Par la procédure collégiale, il s’agit d’éviter que toute décision soit prise par une seule personne sur la question des traitements, limités ou interrompus pour une personne en fin de vie. Les directives anticipées pourront porter sur les désirs de poursuite de traitement ou d’actes médicaux, alors qu’avant elles concernaient la limitation, l’arrêt ou le refus de ces traitements et actes. Elles s’imposent désormais au médecin pour toute décision d’investigation, d’intervention ou de traitement.

 

Gérard Leroy, le 23 août 2019