Pour les frères François, Charles, Pierre, Bernard et Daniel
La journée s’annonçait chaude sur les bords du Rhône en ce matin du 15 juillet 1274. Bonaventure quittait son couvent des Cordeliers pour se rendre à une ou deux encablures plus loin au couvent dominicain des Jacobins, sur l'actuelle place des Jacobins de Lyon.
Cent-vingt-cinq prélats et seigneurs venus d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre, d'Espagne et même de l’Orient répondaient à la convocation du pape Grégoire X voulant ouvrir un concile où prélats et théologiens seraient invités à réfléchir à la réconciliation de l’Orient et de l’Occident déchirés après le schisme de 1054 à l’origine de la création de l’église orthodoxe. La cathédrale était encore en chantier. Le couvent des dominicains avait la capacité de recevoir tout ce beau monde.
Bonaventure, qui avait marqué de sa présence toutes les sessions, rejoignait ce matin-là les participants à l’avant-dernière session. Le bon Dieu le retint là. Ne cherchons pas désespérément le tombeau de Bonaventure à l’église des Cordeliers où Bonaventure avait été le père abbé de son couvent ; le corps fut jeté dans le Rhône pendant la Révolution. Les recherches ont été abandonnées… Patience !
Thomas d'Aquin lui aussi avait été convoqué au concile. L’état de santé de Thomas l’amena à faire une halte à l’abbaye de Fossanova, ancienne abbaye bénédictine aujourd’hui occupée par des Franciscains. Saint Thomas n’ira pas plus loin. Il décéda le 7 mars 1274, peu avant l’ouverture du Concile. Un siècle plus tard son corps fut translaté au couvent des dominicains de Toulouse où il repose toujours.
Bonaventure, né en 1221 a fait des études d’art à Paris entre 1236 et 1242 avant de rentrer chez les franciscains en 1243 ou 44. Les frères prêcheurs, eux, trouvèrent à s’établir dans un hospice qui leur fut bientôt cédé par un chapelain de Philippe-Auguste, et devint leur couvent, à l’angle de la rue Saint-Jacques et de l’actuelle rue Soufflot. Bonaventure poursuivit des études de théologie sous la direction du maître Alexandre de Halès et obtint la licentia docendi qui préfigurait les grades des universités médiévales au XIIIe siècle donnant autorisation d’enseigner. Maître régent en théologie au studium des franciscains de Paris de 1253 à 1257, puis ministre général des Frères Mineurs, Bonaventure fut nommé cardinal en 1273 un an avant de mourir.
Au cœur du quartier latin, dans ce plein essor de l’Université de Paris, se tenaient au XIIIe siècle les cours dans les collèges des maîtres ès arts, qu’on désigne aujourd’hui de facultés de lettres et de sciences.
Autour de l’année 1270, l’âme humaine est le sujet prioritaire de tous les débats. C’est le point d’affrontement entre les théologiens augustiniens, dits traditionnels, et ceux qui s’inspirent de la philosophie d’Aristote, qualifiée de rationaliste.
Saint Bonaventure s’est prononcé contre cette « philosophie séparée », « rationaliste », des maîtres ès arts, à laquelle, de l’avis de Bonaventure, son frère Thomas d’Aquin avait trop concédé. Tant et si bien que, en décembre 1270, treize propositions inspirées de la philosophie aristotélicienne, défendues par Averroès, ont été condamnées.
Les maîtres de l’Université contestaient la légitimité des Ordres mendiants auxquels étaient rattachés nos deux théologiens, Bonaventure dans le sillage de François d’Assise, et Thomas dans celui de Dominique.
Les ordres mendiants auxquels appartiennent nos deux penseurs (franciscain et dominicain) introduisirent dès leur apparition une rupture radicale dans l’espace ecclésial. François d’Assise déclara au pape Innocent III : « De règle, je n’en ai point, ma seule règle, c’est l’Évangile ». Le moine franciscain se fait itinérant. Il sort de son monastère. François d’Assise fait éclater la clôture du monastère. Le cloître, c’est le monde. Bonaventure entend prendre pour modèle la vie du Christ. François d’Assisse avait donné l’exemple. Le théologien franciscain justifie et rend intelligible une expérience de la recherche de Dieu qui est celle de son ordre.
Les Dominicains, eux, sont cause d’une rupture aussi forte. Avant eux, seuls les évêques et les prêtres séculiers pouvaient prêcher. Pas les moines. Les moines prient. En se faisant « prêcheurs » les Dominicains volent en quelque sorte aux séculiers leur charge propre. Dominique, lui, a l’intuition, non d’abord de la pauvreté, mais de la parole.
Bonaventure conçoit la philosophie en lui accordant d’être vraie dans son domaine. Mais il se méfie de l’esprit altéré par le péché qui l’empêche de parvenir en toute sûreté jusqu’à la vérité. Il laisse en somme peu de place à la philosophie à laquelle il ne concède aucune autonomie.
Gérard Leroy, le 15 juillet 2024