Pour LeRoy Baxter, et pour Jean Dion, très cordialement
Croyez-vous qu’en vous traitant de fils ou fille de p… l’injurieux ne doive pas s’attendre à recevoir une gifle et brandir pour sa défense le paravent de la liberté d’expression ?
De la liberté en général. Un dogme ?
On ne s’étonne plus d’entendre aujourd’hui des gens soutenir « mordicus » la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté de la presse… Dès lors qu’on avance le mot « liberté », gare à ceux qui voudraient s’y opposer. C'est que la culture occidentale hérite d’un principe devenu fondamental avec Emmanuel Kant : « l’absolu de la liberté. » Pour Kant « être moi » et « être libre » sont synonymes. La liberté est production du moi qui est pouvoir de commencer quelque chose, une série d’événements ; ce faisant la liberté est la capacité de se faire advenir soi-même, être satisfait, émancipé, installé dans la sérénité liée à l’indépendance. La liberté est alors sans commencement ; elle commence mais n’est pas commencée ; elle détermine ; elle cause. Elle conditionne les événements, elle est donc inconditionnée, elle est « absolue », sans lien avec un principe qui la causerait. Elle clôt tout questionnement sur le pourquoi de l’agir. Tout, y compris la justice, se trouve subordonné à la liberté inconditionnée.
John Rawls, référence de la pensée politique libérale, subordonne, lui aussi, la justice à la liberté inconditionnée, concevant la liberté au niveau des libertés publiques, de conscience ou d’expression.
C’est discutable.
Toute chose peut-elle être justifiée par elle-même ? C’est à cela que s’oppose Lévinas. Non seulement la liberté ne se justifie pas par elle-même, mais elle est conditionnée, par le corps, par la temporalité, par l’histoire. La liberté trouve-t-elle une signification dans le projet d’autonomie de la philosophie occidentale, ou bien n’a-t-elle pas à se chercher dans cette relation à l’autre. L’irrationnel de l’absolu de la liberté ne tient pas à ses limites mais à l’infini de son arbitraire.
La liberté ne se trouve t-elle pas engagée, responsable dans la relation avec l’autre. La liberté ne réalise t-elle pas « la mise en question de soi par l’autre ? » Comment en rendre compte ?
E. Lévinas dénonce l’injustice de la liberté-commencement, en ce qu’elle confirme un monde où règne l’égoïsme du moi, la culture individualiste, la rupture du lien social. Elle réduit l’autre au même, le dépossède de son altérité.
Emmanuel Lévinas (1) conteste donc cette philosophie. Lévinas est un philosophe de l'altérité qui, pour la faire advenir, élabore une éthique qui aboutit à accorder le primat de la justice sur la liberté.
L’autre constitue le lieu, la source du surgissement de la liberté comme responsabilité. L’homme peut être en effet identifié comme dynamique de liberté, une liberté qui n’est pas à confondre avec la licence mais se conçoit comme capacité de s’interroger, de se remettre en question, de discerner, de formuler un projet qui s’articule avec l’histoire collective présente. La liberté c’est choisir ses exigences, ses contraintes, d’en être le maître et s’y tenir. (2)
L’homme est un être social. La liberté exercée isolément menace celle de l’autre et, dans la mesure où notre logiciel égocentrique domine, elle menace l’égalité et corrompt la fraternité ; en revanche, l’égalité imposée, « institutionnalisée », paralyse la liberté sans réévaluer la fraternité ; seule la fraternité peut contribuer à la liberté et à l’égalité. La fraternité s’exprime devant autrui, singulier, irréductible, vulnérable dans sa finitude, qui connaît la faim, l’émotion, la violence. Devant autrui surgit l’expérience éthique, car « je suis responsable de cet autre à qui je peux et je dois tout » (3). Il y a relation éthique, souligne Lévinas, quand l’autre n’est pas un moyen, une force amie ou ennemie, un outil, un support, quand l’autre n’est pas assimilable, réduit et emprisonné dans la sphère du Même, quand il se dévoile comme appel, comme exigence éthique. Il s’agit d’accueillir l’autre, de dévoiler l’universalité, fonder une politique de partage qui assume le devoir d’être, u-topique devoir d’être ensemble. » (4)
De la liberté d’expression
Sur quoi repose notre attachement à la liberté d’expression ? Poussée à l’absolu, la libre expression pourrait-elle ne pas tolérer la libre critique ? Périclès, qui a inauguré la démocratie au Ve s. BC, n’évoquait pas la liberté d’expression mais la liberté d’opinion comme l’un des 3 grands principes de la démocratie. La loi de 1881 portait sur la liberté de la presse. Jules Ferry, en 1882, décidait de sanctionner les outrages aux croyances religieuses. La locution «liberté d’expression» apparaît juridiquement en 1950 dans la Convention européenne des droits de l’homme. Elle constitue l’un des éléments forts d’une société démocratique. À la condition qu’elle soit encadrée par des devoirs et des responsabilités. Qui les définit ? Chaque pays, qui fixe le curseur plaçant en marge les idées jugées choquantes ou offensantes.
La liberté d’expression serait-elle sans limites ?
La tolérance, on la plaque comme une vertu aux actes et aux gens. Mais tout peut-il être toléré ? Tolère-t-on un système meurtrier ? Tolère-t-on l’injustice, la haine, le déni de l’humain ? La tolérance est une vertu, certes, si elle ouvre à l’autre. En revanche c’est une contrainte quand elle traduit la dépendance ou réduit le champ de liberté d’autrui aux dépens de la notre. Chaque homme est assigné à responsabilité envers autrui. Aussi ce serait dévoyer la liberté d’expression que l’identifier à une liberté d’agression. Ce qu’a prévu la Déclaration des droits de l’homme déclarant que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art 4). La question, proprement phénoménologique, porte sur la perception de ce qui est dit, écrit ou dessiné
Ce monde est pluriel
Au sein de ce monde pluri-culturel et pluri-religieux chacun comprend qu’il cohabite avec d’autres traditions. Chacun ne commence pas par être un individu pour lui-même. Il n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel. L’appartenance à une communauté est l'indice de la présence à l'universel ; chaque communauté sait qu'elle n'est pas seule au monde. Toute communauté doit courir le risque du monde.
L’un des effets de la mondialisation devrait orienter les religions chrétienne et musulmane, effaçant les rivalités ancestrales, vers une émulation réciproque dans la conscience d’une responsabilité historique commune au service de la communauté humaine. Les événements tragiques récents devraient inciter l’islam à affirmer son identité véritable et se distinguer des dérives aberrantes de l’islamisme.
Le dialogue entre les grandes religions est d’un enjeu considérable pour l’avenir de notre civilisation planétaire. À partir des ressources spirituelles de leurs Écritures et de leurs traditions, leur vocation historique commune est de travailler à l’humanisation de la mondialisation, sans craindre de brader leurs fois respectives. Si toute relation implique l’esprit de responsabilité, nous avons celle, civique, d’instaurer ensemble une pratique cordiale de l’altérité.
Qui sont ceux que l’on caricature ?
Des déracinés, sans attaches, paumés, qui manquent de repères, endurent l’exclusion, à la fois sociale et culturelle, bref, qui souffrent d’un vrai malaise identitaire. En devenant djihadistes ils passeront d’une stigmatisation subie à une dissidence choisie.
Ces gens, qui ne connaissent pas grand-chose à l’islam, mettent leur révolte au service d’une cause, plus valorisante à leurs yeux que la délinquance. Dieu n’est jamais qu’un alibi. L’islamisme n’est pas une religion. C’est l’accaparement, l’appropriation d’une doctrine radicalisée, instrumentalisée en vue d’imposer un système de gouvernance totalitaire, au service d’une haine de la modernité, de l’Occident.
Qui les caricatures visent-elles ?
On entend : « vous serez « courageux » si vous persistez à moquer l’autre » , « lâche » dans le cas contraire. C’est un piège sémantique.
Quand Cabu campe le Prophète en pleurs s’écriant : « C’est dur d’être aimé par des cons ! », la cible, ce sont les islamistes.
Quand Mahomet est représenté nu en prière offrant une vue imprenable sur ses fesses, la cible c’est l’islam, et donc les musulmans. Nuance !
L’on a bien raison de rappeler que si l’on n’avait pas succombé au syndrome de Stockholm au début de années 30 et que l’on ait choisi de caricaturer, satiriser, sataniser, dauber le nazisme, on aurait sans doute fait baisser le pavillon de l’hitlérisme. Mais quand on amalgame les islamistes et l’islam on commet la même erreur que lorsqu’on identifie tel ou tel Allemand au nazisme, les islamistes aux musulmans.
Islam et islamisme
L’islam a été falsifié, fustigé par les incultes de la culture religieuse, dont les propos haineux ont développé l’islamophobie. Et se sont allumés les feux de la révolte contre un islamisme qui se dispense de distinguer un islam spirituel et l’idéologie politique totalitaire meurtrière usurpant la caution religieuse. Il y a un clivage entre la violence de la doctrine intégriste et l’idéal de sagesse inscrit dans l’espérance spirituelle.
On entend ça et là s’exprimer des inquiétudes floues : « Qu’allons-nous faire avec ces musulmans ? » « N’est-on pas menacé dans notre façon de vivre ». « Chacun chez soi » entend-on. Mais où est-on chez soi ?
Les chantiers de l’islam aujourd’hui
D’un point de vue politico-religieux, les musulmans doivent convaincre que l’islam ne se rêve pas un avenir hégémonique, que l’islamisme est sa caricature, son ennemi absolu, son faux-frère infernal, que l’hypothèse qui ferait peser sur l’humanité l’avènement d’une religion totalitaire est un fantasme occidental et non un projet de l’islam.
D’un point de vue politico-social, les musulmans ont à témoigner qu’ils respectent la République dans laquelle ils vivent, qu’ils y participent, unis contre les tendances radicales.
Enfin, d’un point de vue théologique, les musulmans ont à procéder à une refondation de la pensée théologique. Ils ont à repenser la nature du Coran, le contenu de la Tradition. Les tensions actuelles invitent les musulmans à trancher décisivement entre les pratiques barbares des terroristes et une exégèse moderne des textes redécouvrant un islam intelligent, dont la théologie puisse rendre compte .
Il conviendrait que l’on s’engageât, ensemble, dans une étude historique et théologique des religions. Le travail historique et critique sur les Ecritures tel qu’il a été opéré dans le judaïsme et le christianisme serait-il inconcevable concernant l’islam ?
Il ne s’agit pas d’opérer un rafistolage, du toilettage. C’est à la refondation du kalam, de la pensée théologique des premiers temps, qu’appelle un travail critique (cf. M. Arkoun) qui justifie de faire reculer ce système politico-religieux, né au début du XXe s., qui élabore le concept d’État islamique et dont le but est de conquérir le pouvoir politique, y compris par la lutte armée, à partir de Said Qutb, dans les années 60. Cette dérive ne relève pas de la tradition musulmane, mais se nourrit d’une volonté réformiste du XIXe siècle, en Égypte. Les intellectuels musulmans combattent aujourd’hui cette interprétation de l’islam, insensée, meurtrière, aberrante, qui met Dieu à l’écart (5). Le fanatisme est un bannissement de Dieu, cultivé par des gens plus attachés à « la religion » qu’à Dieu qui ne les préoccupe guère.
La laïcité
Comprise dans le sens déduit de la Constitution de 1905, elle constitue est un pré-requis fondamental pour amorcer un retour du vivre-ensemble. La laïcité, la liberté de conscience et de pensée, le doute, l’auto-critique, l’égale dignité de tous les êtres quelle que soit leur appartenance confessionnelle, tout cela préserve de toute dérive. Hélas, au nom de la laïcité certains rêvent que la République n’admette plus aucune croyance. (6)
Apaiser
Osons remettre en question nos convictions. Nous ne sommes pas maîtres du sens, mais seulement ses questionneurs. En cela nous accomplissons un retournement contre la composante de violence de la conviction. Ce qui nous protège des discours simplistes des sergents recruteurs abêtis par les fondamentalistes de tous bords, à commencer par les va-t-en guerre contre les flux d’étrangers prétendus responsables de la dégradation de notre société.
Jacques Julliard propose qu’on renverse l’approche ordinaire de l’intégration. La question n’est pas, d’après Julliard, dans la compatibilité de l’islam avec la démocratie, mais d’inviter la démocratie à créer les conditions pour que l’islam devienne compatible. S’impose alors la re-considération de l’intégration comme processus dynamique à double sens, de compromis réciproque entre les immigrants et les résidents d’un pays. L’intégration n’est pas le fait d’un mouvement unilatéral qui irait de l’intégrateur —présupposé généreux— à l’intégré, qui n’a plus qu’à remercier de la bonté qu’on lui fait. L’intégration est le résultat d’un mouvement mutuel. L’intégration c’est comme l’amour. Il faut être deux, deux à aller l’un vers l’autre, par attirance, par amitié, par affection. Pas par système. Ce qui s’inscrit dans la perspective de notre République, qui s’établit sur une trinité placardée sur les frontons de nos édifices publics : Liberté, égalité, fraternité. On glose à l’infini sur la liberté et sur l’égalité. Reste la fraternité. On n’est pas prêt de voir des processions en faveur de la fraternité. Comme si elle dérangeait. Ce n’est pourtant ni un vœu pieux, ni un bon sentiment, qui donnerait bonne conscience. C’est une manière de faire société.
La fraternité est aujourd’hui en panne. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. C'est comme si l’âme collective de la France, ce mythe nécessaire qu’on appelle la « République », était en train de se dissoudre, pour faire advenir une mythologie républicaine où les héros ressemblent parfois à des monstres.
Gérard Leroy, le 6 novembre 2020
(1) cf. Totalité et Infini
(2) O. de Kersauson : « la liberté c’est pas tout va bien, les fleurs dans les cheveux, la fumette, on t’ramasse sur le trottoir. Ça vaut rien ça. La liberté c’est avoir la conscience de ce que l’on est, de notre vulnérabilité, de notre impuissance, de notre histoire qui est l’impuissance même, l’humiliante limitation de l’intelligence, de l’esprit, et parfois du cœur . »
(3) Éthique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo.
(4) cf. Préface à Martin Buber de Utopie et socialisme.
(5) cf. Adrien Candiard, Du fanatisme, éditions du Cerf, 2020.
(6) La sécularisation a placé la religion dans l’angle mort du regard occidental. Réponse d’A. Candiard, op. cit., p. 58 : « Les idéologies profanes n’ont jamais tant provoqué de fanatisme que lorsqu’elles ont voulu se débarrasser de Dieu. Quand la place est vide il faut combler le trou. »